3/ La science du tout

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L'homme me fixa de ses yeux verts translucides, une expression triomphante sur le visage.

— Je vous en prie, Arthur, appelez-moi Cornelius. Mon métier est assez particulier, il n'est pas étonnant que vous ne sachiez pas en quoi il consiste.

Il paraissait extrêmement satisfait de ma question, comme s'il avait attendu tout ce temps que je la lui pose. Il rajusta sa cravate et prit une profonde inspiration.

— Que savez-vous de l'holisme ? interrogea-t-il.

— Pas grand-chose..., avouai-je.

— Ouh-ouh, gazouilla-t-il en s'humectant les lèvres. Eh bien, c'est la science du tout !

— La science du tout ?

— La science du tout, confirma-t-il. Voyez-vous, je suis convaincu que tout dans la vie a un but précis, mais la complexité du monde étant ce qu'elle est, il nous est presque impossible d'accéder à ce tout. Mon travail est de mettre en évidence ce fil invisible qui nous relie tous les uns aux autres, que nous le voulons au non.

— Vous ne croyez donc ni aux coïncidences, ni au hasard ?

— Votre esprit mathématique se manifeste, on dirait, Arthur ! C'est bien ! Et vous, que croyez-vous ?

J'hésitai à dévoiler le fond réel de ma pensée. Je ne voulais pas vexer Cornelius, qui n'avait pas l'air d'être un mauvais bougre, mais je ne croyais plus au destin et autres contes pour enfants. Le chaos était partout, et il était dans la nature de l'Homme d'y chercher un sens. Surtout lorsqu'il n'y en avait aucun.

Cornelius m'encouragea d'un signe amical et je me décidai à déclarer d'un ton hésitant :

— Je pense que des évènements improbables arrivent tous les jours sans que nous nous en rendions compte. Lorsque l'un d'eux attire notre attention, nous croyons apercevoir ce fil invisible dont vous parlez. Mais ce n'est qu'un problème mathématique bien connu des statisticiens. Prenez un échantillon assez grand et vous verrez à coup sûr apparaître des points communs entre les sujets.

— Mais n'est-ce pas merveilleux, justement ? rétorqua Cornelius. D'une façon ou d'une autre, nous sommes tous connectés.

— Sans doute, mais cela n'a rien d'extraordinaire...

Il laissa échapper un petit gloussement, comme le ferait un parent attendri devant les bêtises de son enfant.

— Par le passé, j'étais pareil que vous, Arthur.

Son attitude paternaliste m'exaspéra profondément.

— Et que vous est-il arrivé ? répliquai-je.

— Je suis tombé amoureux.

— Je ne vois pas le rapport.

— Vous ne voyez pas le rapport ?

— Non.

Cornelius se mordit la lèvre inférieure, en proie à une intense réflexion. Il tapota le livre qu'il tenait toujours et se rapprocha de moi. Une douce fragrance, aux reflets de cannelle et aux teintes orientales, vint me chatouiller les narines.

— Je peux vous poser une question personnelle, Arthur ? murmura-t-il.

Intimidé par la proximité de mon interlocuteur, je cédai.

— Oui...

— Avez-vous déjà aimé quelqu'un ?

Je déglutis.

— Oui.

— Comment se nomme cette personne ? interrogea Cornelius, si près que je ne pouvais décrocher mes yeux des siens.

— Lucie.

— Lucie est-elle toujours dans votre vie, Arthur ?

— Non, elle ne l'est plus.

— Et si je vous apprenais que Lucie se trouvait dans ce train, chuchota-t-il, dans ce wagon même.

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