4/ L'écran bleu de la mort

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Un frisson parcourut mon échine. Cet homme était fou, à n'en plus douter. Je ne savais pas quoi dire pour le faire retourner dans son siège, pour qu'il arrête de me parler de destin, d'amour et de Lucie.

Partir. N'importe où. Attendre dans le couloir ou dans les toilettes, loin des épices cornéliennes et des inepties loufoques de ce chercheur à la noix.

Je me levai comme un robot, fis trois pas mécaniques, puis m'immobilisai, victime d'un court-circuit. Mon système venait de détecter une anomalie aux mèches brunes et à la peau de porcelaine. L'écran bleu de la mort s'afficha dans chacun de mes neurones.

PFN_LIST_CORRUPT

Technical information:

*** STOP Code: 0x0000004E

Mon cerveau était à l'arrêt, incapable de traiter l'information que mon système visuel lui envoyait. Mais mon cœur fonctionnait toujours. Semblable à une vieille horloge comtoise, il sonna trois coups puissants et assourdissants. Son pendule balançait de gauche à droite à chacun de mes pas. Sans m'en rendre compte, j'étais attiré par l'apparition inexplicable qui dormait quelques places plus loin. Je tentai de reprendre le contrôle de mes capacités cognitives.

Administrator: X:\arthur\system32\cmd.exe

X:\Sources>bootrec \fixbrain

The Requested Operation has failed

Seul le tic-tac affolé de ma poitrine me répondit, résonnant bruyamment dans le train. Lucie était là, plongée dans un sommeil profond. Une belle dormant sous mon cœur aux abois. Un spectacle magnifique dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin. Je m'approchai en tremblant et en l'admirant, et me mis à genoux auprès d'elle. Alors, comme la fin de l'enchantement était venue, un bijou attira mon attention : une alliance.

La vieille horloge explosa en mille morceaux dans une pluie d'éclats de bois, de verre, et de fragments métalliques.

System Restore is initializing...

System Restore is restoring the registry...

System Restore is removing temporary files...

La mise à jour avait été faite avec une rapidité fulgurante. Je revins à ma place sans qu'elle ne me vît, les circuits en fusion.

Cornelius m'analysa avec la curiosité du scientifique qui assiste à un phénomène extraordinaire. Il se redressait de son siège, cherchant des yeux la cause de mon comportement étrange. Un éclair passa dans ses prunelles :

— Ne me dites pas que Lucie est dans ce wagon ?

L'accablement qui se lisait sur mon visage me trahit.

My goodness, Arthur ! s'exclama Cornelius. C'est formidable ! Voilà exactement ce dont je vous parlais ! La preuve que tout est lié ! Je fais cette prédiction depuis des années aux passagers que je croise dans les transports, et c'est bien la première fois que je suis témoin de sa réalisation !

— Vous avez joué au loto un grand nombre de fois, maugréai-je, et grâce à moi, vous avez tiré le ticket gagnant. Mais vous aviez tort.

Je désignai mon annulaire.

— Elle... elle est mariée.

Cornelius passa une main dans ses cheveux et, avec un soupir, déclara :

— J'en suis navré, Arthur. Vraiment navré. Mais je reste convaincu que vous deviez voir cette femme et surtout cette bague, aujourd'hui.

— Vous dites n'importe quoi ! m'emportai-je. Tout cela n'a aucun sens. Vous feriez mieux de trouver un vrai métier n'impliquant pas d'emmerder le monde qui vous entoure !

Cornelius ne broncha pas. Il rangea son livre dans sa sacoche en cuir et se pencha à nouveau vers moi.

— Je vais vous confier un secret, Arthur, souffla-t-il d'une voix étrangement calme. Vous avez sûrement raison. Peut-être que tout n'est que désordre et désolation. Peut-être que la vie est un chiffre aux dimensions vertigineuses que nous ne pourrons jamais appréhender. Peut-être que la rencontre avec cette femme ne changera rien à votre existence, à part vous affliger un peu plus de souffrances.

Trois notes de piano dans les haut-parleurs nous annoncèrent que l'on arrivait à destination. Cornelius se leva et glissa vers le couloir avec souplesse.

— Et ? le questionnai-je.

— Et alors, que préférez-vous ? Avancer dans ce chaos à l'aveugle ou suivre un fil, probablement artificiel, vous apportant un peu de lumière au milieu du néant ?

Je restai silencieux, absorbé par une méditation d'une transparence obscure. Les passagers s'étaient levés. Une marée humaine envahit le couloir.

— Mais, ne serait-ce pas vivre dans un mensonge ? l'interpellai-je.

Cornelius me sourit. Il me fit un clin d'œil et retira lui-même la valise en tweed de la tablette supérieure avec facilité.

— Parce que vous prétendez pouvoir vivre autrement ?

Il me salua de la tête et, dans un bruissement épicé, disparut dans le cortège des voyageurs qui descendaient du train.

The Woman Who Never Existed et autres NouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant