Tentant en vain de se débattre, l'homme que je tiens prisonnier entre mes doigts griffus exulte de haine. Le sang bouillonnant dans ses veines confère à son visage une profonde teinte pourpre, qui semble se confondre avec ses yeux devenus noirs. Sa mâchoire, serrée au point d'en fissurer ses dents, laisse échapper des gargouillements débordant de rage. Celui-ci aura fait preuve d'une ténacité surprenante. Il sera le dernier à partir.
Après une profonde inspiration, j'ouvre la gueule pour déverser un torrent de flamme sur mon ennemi. Les secondes passent et, proportionnellement aux cris de ce dernier, le feu s'amenuise pour devenir un nuage de braise emporté par le vent. La fumée dévoile alors un visage calciné, dont la bouche béante laisse échapper un dernier soupir. D'un revers de main, j'envoie son corps rejoindre la montagne de cadavre sur laquelle je me tiens. Enfin, le calme est revenu sur la grande place pavée. Le flot ininterrompu d'ennemis en provenance des tours de marbres qui entourent ces lieux à pris fin, pour laisser place au silence. D'un air calme, je contemple cette marée de corps, preuve de ma puissance et de ma maîtrise sans faille de cet univers. Que pourrais-je faire à présent ? Faire regretter à mon patron d'être un jour venu au monde ? Épouser cette fille que j'ai vu au supermarché ? Le monde des rêves me donne un champ de possibilité inouïe.
Depuis que j'ai poussé mes capacités de rêveur lucide à leur paroxysme, ce monde n'a plus de limite pour moi. Dans le monde réel, je ne suis rien. Un vulgaire employé de bureau travaillant aux 35h. Les gens ne me regardent pas, n'étant qu'une ombre grise traversant furtivement le coin de leur champs de visions. Je suis seul et je finirai seul. Mais dans mes rêves, ma vie retrouve son sens. Dans mes rêves, je peux être un dieu. Voler ? Arrêter le temps ? Devenir un dragon ? Tout ceci devient possible, et chacun tremble devant moi.
Déployant mes ailes écailleuses, je prends mon envol au dessus du champ de bataille, dessinant sur mon passage de gracieuses volutes dans la fumée qui emplie l'air.
- Pas cette fois, lança une voix qui semblait provenir de partout à la fois.
Dans l'instant qui suivi, mon corps fut vidé de toute énergie pour venir s'écraser au sol. Encore sonné, j'ouvre lentement les yeux. Face à moi, une ombre se tient assise sur un mur. Ma vision s'éclaircit, pour enfin me laisser voir un loup. Ses yeux, rouge comme un métal en fusion, brille dans sa fourrure noire comme la nuit.
- Cela fait longtemps que je t'observe, dit-il d'une voix grondante comme le tonnerre, identique à celle que j'avais perçu quelques instants plus tôt. Chaque nuit, tu souilles ce monde que tu crois acquis. Peux-tu au moins le comprendre ?
- Tu n'es qu'un détail de mon rêve, je n'ai rien à te dire, dis-je passablement agacé, en tentant de me relever sans succès
- Ton rêve ? Ce monde n'est pas le tien. Il n'appartient à aucun de vous. Il s'agit du mien. Du nôtre.
- Mais qu'est ce que tu racontes ? Tu as la langue bien pendue pour un personnage de rêve.
- Votre monde est si impitoyable, poursuivi le loup. Il y a de cela très longtemps, notre peuple a décidé que chaque nuit, vous pourriez vous en échapper, trouver un peu de réconfort dans notre dimension, en échange de votre conscience. Grace à cette petite ouverture, chaque humain a pu marcher sur nos terres, guidés par nos soins. Nous vous avons laissé profiter de notre paix, rencontrer notre peuple, utiliser des pouvoirs et des magies dépassant l'entendement, découvrir des lieux dépassant la plus aiguë des imaginations. A votre réveil, vos souvenirs paraissent étranges, incohérents, notre monde est ainsi. Mais il est bienveillant. Puis les humains de ton genre sont arrivés. Vous avez brisé le pacte, et récupéré votre conscience. Qu'avez-vous alors fait au milieu de ces merveilles ? Vous avez fait ce que les humains savent faire de mieux, dit-il en s'avançant lentement. Tuer. Corrompre. Détruire.
- Tais-toi ! Je sais pas ce que t'es mais laisse moi partir ! Tout ça c'est n'importe quoi ! T'es qu'un cauchemar, voilà ! Un cauchemar, t'es rien !
- Ce que je suis ? Je suis l'être désigné par le grand karma, qui conserve la stabilité entre chaque dimension, je suis l'Illusion cosmique de la punition des portes. Je suis resté tapis dans l'ombre de ce monde, à observer les méfaits des humains lucides. De par ton acte, tu as fait pencher la balance. Je dois donc mettre fin à ton existence.
- Ecoute, je suis désolé pour tout ça d'accord ? Je comprends que j'ai abusé, mais je savais pas ! Et est-ce que tu as vu la vie que j'ai ? J'ai bien besoin d'un moment de détente !
- Si chaque personne détruisait ce qui l'entoure proportionnellement à la peine qu'il a connu, chaque dimension ne serait plus qu'un amas de cendre depuis l'aube de l'humanité.
- Alors je suis censé faire quoi de toute cette colère ? De Toute cette souffrance ? Hein ?
- C'est à toi de rééquilibrer la balance à ton échelle, afin de laisser l'apaisement apparaître aux côté de la démence.
- Je... Je n'en suis pas capable. Ce monde, ces personnes... J'ai été tellement détruit, je peux plus rien faire pour apaiser ce qui est en moi. Donc donner du bonheur aux autres ? Laisse tomber. J'ai connu que la violence, je pourrai rien apporter d'autres en retour...
- Dans ce cas, laisse-moi te retirer de cette existence, où chacun de tes pas est la source de trop de maux.
Alors, d'une puissante morsure à la gorge, le loup insuffla dans l'esprit de l'homme un sommeil infini. Le corps de dragon se mit à fondre, pour ne devenir qu'un simple humain, allongé au milieu des oniriens auxquels il avait ôter la vie. Bloqué entre deux dimensions, son esprit glissa loin de toute terre sondable, au-delà de l'inconnu.