Lettre sans destinataire.

46 9 5
                                    


Les lettres tombent une à une. Elles dégringolent, grêlent et roulent sur le sol. Des perles blanches, vertes, rouges, celles du collier pendant à ton cou, riant de toutes ses dents, l'espoir aux joues : ton nom. 

Ton nom aux reflets soyeux : tu te retournes vers moi quand il roule sur ma langue, tu me souris quand il brille au creux de mes murmures... 

Ton nom s'est délié, défilé, gisant et brisé sur le carrelage nu. Indicible. Abandonné loin sur la rive noire du passé, attaché au creux de ma gorge par le poids éprouvant d'un gros sanglot. La chaîne roule, crisse, les maillons s'entrechoquent : la chambre vide trouve dans ton appel le silence désabusé de la solitude. Deux mains froides, deux bras tremblants se croisent, serrant la poitrine, les épaules. Deux jambes se ramènent contre le ventre, une tête entre deux genoux. 

La bouche grande ouverte sur un silence âpre, acide dans la gorge : cris longs, sans voix. Le timbre est dénudé, les lettres perdues. Les premières roulent contre le crâne endolori, tombent dans le dos en courbatures tenaces : les nerfs se tendent, la douleur éclate :

La petite chambre aux rideaux tirés n'accueille plus aucune parole : l'absence les a écarté, chassé : la parole en exil hante les rouages incessants du solitaire, ses crissements grisâtres tirent sur les manivelles sombres d'une pensée giratoire et écartent le sommeil. La chambre engloutie disparaît sous l'eau noire, les manteaux qui flottent sont des fantômes dans l'entrebâillement de la porte.

Et une lettre d'adieu demeure sur le bureau, inachevée, l'enveloppe posée juste à côté : 

à... 

à...

Ma très chère.... 

à ma très chère... 

Des pensées échouées, des pensées échouées qui retournent avec la marée se perdre dans l'horizon, s'enfoncent, coulent. Enfouies là, sous la surface de l'eau ajournée par l'obscurité de la douleur : des pensées lourdes aux griffes épaisses et longues. Je veux dire. Je veux dire, je veux dire : la parole échouée, la parole s'enfonce : je veux dire, je veux te dire, la parole disparaît - dire à qui, dépêche toi, la lumière disparaît au coin de la rue, dépêche toi... - je veux te dire ! - à qui donc ? - Je veux te dire ! - Il est trop tard. Pensée qui tombe, pensée qui coule. Parole enfouie, parole sans adresse, visage sans nom. - Il est trop tard. Il est trop tard. Il est trop tard. 

La chambre est vide. Un corps seul, gît sur le sol, recroquevillé. Cris sans voix.

Mots en nage.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant