Chapitre 68 : Le Roi, le Moine et la Tour

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La grande salle était sombre et la pièce enfumée. Il y flottait une odeur de vieux cigare, d'alcool et de viandes grillés. Le mélange n'était pas désagréable mais il n'aurait pas aimé que ses vêtements en fussent constamment imprégnés.

Cela en disait peut-être long sur l'identité l'homme qu'il devait retrouver. Enfin, cela aurait pu tout aussi bien être une femme mais c'était moins probable. Il s'attendait à tomber sur un vieux cinquantenaire bourru à l'air négligé menant une vie peu saine. Néanmoins, pour réussir à s'introduire dans les vestiaires des alumni, il ne fallait pas trop attirer l'attention. Donc soit le poseur d'énigme était un élève de l'école, le plus logique mais cela rendait le lieu du rendez-vous assez étrange, soit il avait demandé à quelqu'un de se faire passer pour un élève ou même directement fait appel à un élève pour glisser les cartes dans son casier.

Il traversa le bar sous les regards soupçonneux et peu amènes des habitués. Ils fixèrent tout particulièrement son neshir. Même s'ils ne les aimaient pas, jamais ils n'oseraient s'attaquer à un ignemshir. Pas à visage découvert...

Il existait des organisations composées uniquement d'eretsins, ayant pour objectif de lutter contre les privilèges des Familles Anciennes, d'autres contre celles des Grands Bourgeois, les familles d'eretsins riches et puissantes, des lignée politiques qui détenaient la grande majorité des postes clés dans l'administration des cités et de ses habitants. D'autres encore étaient contre l'autoritarisme du Noguem et certaines contre la torture et le sort réservé aux ennemis des Trois-Ordres et du Gouvernement. Parmi ces organisations, certaines étaient officielles et avaient un poids non négligeable au sein de la société à cause des soutiens dont ils disposaient au sein du peuple de la périphérie au centre, d'autres étaient dissidentes et leurs membres étaient traqués jusque dans les Ruines où parfois ils se cachaient.

Les membres de la Dissidence taguaient les murs des arrondissements extérieures de message anti-Noguem, recouvraient en une nuit les murs d'affiches appelant à lutter contre le Pouvoir des Trônes et des Grands Cabinets. De nombreux tagueurs étaient appréhendés par la Police de la cité, constitué uniquement d'eretsins et sous l'autorité du Gouverneur. Les Patrouilleurs des Plumes de Terre accordaient rarement de l'attention à de tels menus fretins laissant les eretsins arrêter leurs semblables.

Evan trouva une table libre et s'y assit. Très vite, une serveuse aux cheveux décolorés et au maquillage excessif vint vers lui et lui demanda :

— Vous prendrez quoi ?

Elle mâchait un chewing-gum d'un air ennuyé. Tout cela était tellement cliché qu'Evan ne put s'empêcher de sourire, amusé. Ce sourire, la jeune fille l'interpréta autrement et elle le lui rendit avec un regard qui mit le jeune ignemshir mal à l'aise.

— Un mourch, merci, dit-il précipitamment en sortant son R-Tatoo en se raclant la gorge.

— Tout de suite.

Et elle s'en alla non sans se retourner en lui décochant un sourire aguicheur. Evan se gratta la tête, gêné. On lui servit son mourch et il le but en comptant les minutes passer. Le poseur de cartes avait déjà dix minutes de retard.

Soudain, un jeune homme entra dans le bar. A cause de la fumée, il dut attendre qu'il se rapprochât pour discerner les traits de son visage. Il semblait avoir le même âge que lui. Il paraissait autant à son aise dans ce bar qu'un agoraphobe projeté sur un trottoir bondé. Vivre reclus dans sa chambre plongée dans des jeux de réalités virtuelles jour et nuit lui correspondait probablement plus. C'était lui forcément. Celui qui lui avait donné rendez-vous. Alors, l'avait-il fait lui-même ou bien avait-il délégué ? Evan n'aurait su dire mais vu le caractère asocial qu'il lisait dans toute son attitude, sa démarche, ses gestes, son regard, il était bien possible qu'il ait délégué. Et pourtant, il était là, en personne. Dans un bar pareil... Il ne manquait pas d'audace pour un geek. Ou bien... Peut-être n'avait-il pas le choix... Derrière ses lunettes en demi-lune, le regard du jeune homme s'arrêta sur lui et un léger sourire se forma sur ses lèvres minces.

Il avait vu juste.

Sa peau assez mate et son teint olivâtre laissaient supposer des origines moyen-orientales. Ses cheveux bruns mi-longs lisses étaient décoiffés. Il portait une épaisse doudoune grise à capuche. Peut-être plus petit que lui de quelques centimètres à peine, il était d'une minceur qu'Evan aurait volontiers qualifiée d'excessive. Il marcha vers lui, d'un pas pesant et s'assit en face de lui. Ou plutôt, il se laissa tomber sur la chaise. Comme si chaque effort était difficile à ses membres frêles.

Ils s'observèrent brièvement avant que la serveuse ne vienne lui prendre sa commande. Elle gratifia à nouveau Evan d'un regard et d'un sourire, et il se sentit obligé de le lui rendre.

— Tu l'as résolu alors... dit-il un passant son doigt sur la table poussiéreuse.

Il l'observa par-dessus ses lunettes en demi-lunes de son regard bleu marqué d'une clairvoyance clinique qu'il reconnut sans mal.

— Aspirant scientis ?

— Bien vu, répondit l'autre. Le regard hein ? Les fenêtres de l'âme racontent certains. Un organe, certes complexe, mais juste sensible aux milliards de signaux neuronaux qui parcours notre lobe temporal, notre cervelet et les autres portions de notre cerveau d'homo sapiens. J'ai toujours trouvé la littérature inepte. Imagination plutôt que fait concret. Je ne comprends pas l'attrait des gens pour ce qui n'est pas, ou plutôt pour une vision altérée de ce qui est.

— OK... si tu veux. Je ne vois pas trop pourquoi tu parles de ça... j'aimerai plutôt savoir pourquoi...

— Qu'en penses-tu ? lui demanda-t-il de but-en-blanc, comme s'il n'avait pas entendu ce qu'il venait de lui dire.

— Moi ? Hum... tu es plus intelligent que moi. C'est certain même, mais aussi intelligent que l'on puisse être, je pense qu'on ne peut être absolument objectif. Le fameux cerveau d'homo sapiens que tu as ne fonctionne que par une vision subjective de ce qui l'entoure. Ta vision du monde est subjective. Le monde que tu vois et l'ensemble de ce que tu perçois, tout cela n'est que littérature. Alors l'attrait des hommes pour la littérature me paraît tout à fait justifié.

— Hum... C'est un point de vue... particulier. Donc il n'y a aucune vérité selon toi ?

— Si, il y a une vérité mais... je crains que nous soyons trop simples pour la saisir. Ou trop arrogant pour la percevoir.

Son interlocuteur sourit.

— Intéressant... Une vérité inaccessible bien qu'à portée de main... murmura-t-il tandis qu'un vif intérêt s'éveilla dans son regard. Combien de temps ?

— Cinq minutes.

Il sourit.

— Vraiment ?

— Après être rentré chez moi et m'être vraiment mis dessus, oui.

— Je vois, fit-il en s'adossant à sa chaise. Après tout, il fallait au moins cela... Si tu n'avais pas été capable de le résoudre, cet entretien n'aurait eu aucun sens.

La serveuse apporta au garçon sa bouteille de mourch et ce dernier sourit en disant :

— Je suis vraiment content que tu y sois parvenu, Evan Kupenda. Voici une autre devinette pour toi. Si tu y parviens, alors les choses deviendront intéressantes. Pourquoi ai-je arrangé cet entretien ? Pourquoi me suis-je donné la peine de venir ? Et pourquoi toi ?

— Je crois que ce sont des questions que je suis censé te poser et non le contraire, non ?

Franz sourit.

— Tu crois ? Et si je te disais que je t'ai déjà donné toutes les réponses ?

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Voilà, j'espère que ce chapitre vous aura plu. N'hésitez pas à laisser des commentaires sur vos impressions et de voter si ce chapitre vous a plu !

Merci encore pour votre temps, cher(e)s wattpadien(ne)s !

Ignemshirs - Tome 1 :  Fils des Cendres (ANCIENNE VERSION)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant