Eurydice

206 2 1
                                    

"Eurydice" *

    Le passé est-il perdu ? J’interroge ces « visages sans visages » et sans regards. Ne restent, obsession, que l’irrépressible incantation des noms. Pourquoi ?   Papa ta sœur avait-elle les yeux bleus ? Est-ce que je ressemble à ma grand-mère ?  Et la sœur de ma mère et ses frères, ceux qu’on a emmenés, pourquoi cet immense vide, ce poids pourtant de leurs visages irrémédiablement absents ? Que m’importe ce passé qui n’est pas même le mien ? Pas même le mien ?

     Feigele, petit oiseau, sœur de mon père, quand ils t’ont emmenée tu as dit : « Je suis heureuse que mon frère se soit sauvé, quelqu’un au  moins de la famille survivra ! » Petite phrase, toute petite phrase, quelle importance ? Petite phrase bouclier, petite phrase coursier, femme oiseau, minuscule oiseau, et pourtant par-delà la vomissure des fumées du charnier, talisman, explosion cosmique de vie ! Petite phrase, quoi qu’il advienne,  j’en suis forte ! Aurais-je le droit de mourir et ta mort pour rien, et le ricanement de la horde des hommes en vert, et le piétinement de leurs bottes et le triomphe insolent du métal de leurs yeux morts, « me » laisserais-je transpercer, toi qu’ils n’ont pu tuer ? 

    Papa on dit que je te ressemble, le son de ma voix est-il aussi celui de ma mère, est-ce que je marche comme elle, quelque chose d’ineffable qui serait elle en moi ? Ils ont dit que je n’avais pas pleuré. « L’enfant n’a pas beaucoup pleuré ». Longtemps j’ai été coupable, incapable, incapable de tout sentiment, un mur. « Elle n’a pas beaucoup pleuré ».  Ne comprenaient-ils  pas que je te porte,  je te porte, toi qui m’a portée, mon visage dans le miroir, mon visage, ton visage et si j’avais une petite fille, petite fille ma mère, enfant qui te ressemblerait, enfants : des visages enfin pour ces noms, perdus ? Invisibles branches, invisibles racines qui me fouissent, qui m’enchaînent, branches aériennes, chemin pour être pourtant, chemin pour briser l’absence, pour que le fruit se gonfle, s’arrondisse, plein là où était l’insupportable vide, chemin vers vous, vers toi, vers moi.  Et si je ne vous trouvais pas, y aurait-il un avenir, y a-t-il un présent, saurais-je être jamais ?

    Le passé est-il perdu ? J’interroge ces « visages sans visages », ces « regards sans regards ». Ne restent, obsession, que l’irrépressible incantation des noms.

(Début 80 ?)

_________________________

* Eurydice : Dans la mythologie grecque, femme du poète et musicien Orphée.  Éperdu de chagrin à la mort d’Eurydice, Orphée descendit la chercher jusqu’aux enfers. Attendri, Hadès le dieu du royaume des morts,  lui permit de  la ramener, guidée au son de sa  lyre à condition qu’il  ne se retourne pas avant d’être remonté chez les vivants.  Voyant enfin poindre la lumière du jour, Orphée se retourna  dans un moment d’égarement pour vérifier qu’Eurydice le suivait toujours, la perdant ainsi à jamais.

LilluventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant