II - Un certain Monsieur Shelby

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Birmingham, 1919

Innombrables, les rues de la ville serpentaient autour d'Hannah. Tentaculaire et imposante, celle qu'on surnommait souvent "l'atelier du monde" s'étendait à perte de vue. 

Birmingham était noire. Noire de monde. Même son ciel était d'encre. Il y régnait une impression de saleté et une incroyable cacophonie. D'immenses usines déversaient des flots continus d'épaisses volutes de fumée. Ici, il n'y avait pas d'arbres, pas de fleurs, pas de ruisseaux. La nature semblait avoir été éradiquée, décimée au profit de la Révolution industrielle des hommes. Rien n'avait préparé Hannah à un changement aussi radical. Certes, son père lui avait expliqué quelques petites choses avant son départ... Qu'est-ce qu'il avait dit, déjà ? Ah oui. "Méfie-toi des gens" ; "Reste discrète" ; "Obéis à Thomas et tout ira bien." 

Il lui avait confié l'adresse de cet ancien camarade du front qui avait survécu lui aussi, un certain Monsieur Shelby. Cet homme d'affaires avait réussi dans le commerce de liqueurs et d'alcools après être revenu des champs de bataille en 14-18. Apparemment, c'était un véritable requin dans son domaine. Hannah n'avait pas compris toute la teneur de ses activités, mais peu importait. Ce qui comptait, c'est que selon son père, il consentirait à la prendre dans son service. La famille Shelby s'était récemment agrandie, ils avaient besoin de davantage de personnel de maison. Qu'à cela ne tienne. Hannah était prête à tout pour aider ses parents, et ce n'était pas l'uniforme de bonne qui allait lui faire peur. Elle espérait tout de même que ce Monsieur Shelby soit homme aussi bon et honnête que son père, mais elle ne se faisait pas trop de souci. Si ce dernier avait pensé que sa fille serait en sécurité avec lui, c'est qu'il ne pouvait en être autrement. 

Sur les coups de 18 heures, elle débarqua sur les pavés de Temple Row. 

La gorge nouée mais l'esprit clair, Hannah s'avança sur les marches du perron. Elle s'apprêtait à toquer contre la porte de la plus grande bâtisse qu'elle avait probablement jamais vu quand tout à coup, elle se rendit compte qu'elle n'avait pas vérifié sa tenue. Une femme de chambre négligente et potentiellement débraillée, quelle classe, ma grande... se dit-elle avec un sourire en coin. Elle s'avança vers une fenêtre du manoir pour vérifier que tout allait bien. Noués en une lourde tresse terminée d'un nœud papillon noir, on ne pouvait qu'admirer la superbe couleur de ses longs cheveux bruns. C'était cette même couleur qui se fondait également dans ses yeux, dont les cils interminables avaient fait tourner plus d'une tête à Stratford. La peau de porcelaine d'Hannah avait une texture veloutée, qui rendaient plus éclatantes encore ses tâches de rousseur sombres, s'épanouissant sur le haut de ses pommettes et son nez. Oui, Hannah était une jolie fille, on ne pouvait le nier. Et pourtant, elle n'avait jamais montré d'intérêt pour le sexe opposé. Elle avait tissé des amitiés, mais guère plus. 

- Mademoiselle ? Puis-je vous aider ?

Glacée par la surprise, Hannah fit volte-face. Un homme d'un charisme écrasant la scrutait d'un regard impassible depuis le pied du perron. Tirant à grandes bouffées sur une cigarette, les mains négligemment posées sur la bride d'un cheval noir, il portait un costume à carreaux anthracite élégant. Son visage était à demi occulté sous un béret gris, brodé dans une laine de qualité supérieure, estima Hannah. Deux yeux d'un bleu perçant étaient également dissimulés sous ce dernier. Face au mutisme inattendu de son interlocutrice, il fit avancer sa monture jusqu'au côté gauche du manoir, et en descendit sans un mot. L'inconnu attacha son cheval à un anneau de fer incrusté dans la pierre du mur, tapota son encolure de jais et cria : 

- Curtis ! Viens desseller Olympe. Et apporte moi mes chaussures d'intérieur. 

- Oui M'sieur ! J'y cours M'sieur ! brailla un garçon qui semblait tout droit sorti de nulle part.

- J'imagine que vous êtes la fille de Charles ? reprit l'homme, qui avait retourné la tête dans sa direction. 

Hannah recouvrit ses esprits, prenant conscience qu'il allait bien falloir répondre un jour.

- Oui ! C'est moi ! Enfin... je veux dire... oui, c'est moi. Je m'appelle Hannah, enchantée de faire votre connaissance, finit-elle sur une petite révérence maladroite.

Hannah se maudit de tous les noms les plus vulgaires qu'elle parvint à trouver dans sa mémoire. Quelle idiote ! Elle avait l'air d'une gamine tout juste sortie de sa campagne, aussi gauche qu'inexpérimentée... Ce que tu es totalement, lui chuchota une petite voix avisée dans sa tête. Reprenant courage et contenance, elle reprit :

- Je suis venue vous demander du travail, Monsieur Shelby. S'il vous est possible de m'employer au sein de votre famille, pour n'importe quelle activité, je le ferai. Voyez-vous, je suis loin d'être une incapable. Je sais tenir une maison, bien sûr, mais je suis aussi capable de jardiner, de cuisiner et de coudre. Je suis même en train d'apprendre à lire et à écrire ! Je vous assure, je vous serai très utile. J'ai vraiment besoin de cet emploi, acheva-t-elle, à bout de souffle.

Un moment de silence s'installa entre eux. Hannah avait déversé ce flot de paroles de façon très rapide et continue, sans se rendre compte qu'elle avait vraiment dû passer pour une effrontée, à parler de la sorte à cet homme qu'elle savait puissant et plus âgé. Le maître des lieux était toujours posté devant ce qui devait assurément être un pur-sang, les mains sur les hanches, le menton relevé vers elle. Ses lèvres charnues se resserrèrent pour ne former qu'une fine ligne, leur propriétaire aspirant une nouvelle bouffée de tabac. De l'indifférence à cette posture interloquée, son regard se planta alors sur Hannah. Une panique incontrôlable s'éleva en elle. Elle voyait déjà s'envoler son futur emploi, s'imagina jetée dans les ruelles sombres et inhospitalières de Birmingham pour avoir osé parler aussi crûment à ce Monsieur Shelby de malheur, enrôlée dans une maison close miteuse, quand celui qui se faisait appeler Curtis revint. 

- Voilà, M'sieur ! Vos belles chaussures vernies. J'ai pris celles que vous avez achetées hier, M'sieur, j'ai bien fait, hein ? 

Le moment suspendu disparut. Le chef de maison exhala une ultime bouffée, lentement, et fit face à Curtis. 

- Oui, mon grand, tu as bien fait. Va chercher Carmen, à présent, et demande-lui de préparer un thé. Nous avons une invitée. 

Black Stallion || PEAKY BLINDERSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant