Il hausse les épaules, pas vraiment impressionné par ma rébellion. C'est énervant ! Voilà pourquoi les autres me saoulent, en général. Ils ont toujours l'air de vous snober si votre avis ne convient pas. Son sourire narquois me donne envie de le baffer, à un point !
-Eh bien, le principe d'être un élève, c'est d'écouter son professeur. Si tu n'aimes pas avoir un contrôle de math le lendemain, est-ce que tu restes les bras croisés devant ton prof de math en lui disant « non je ne veux pas » ? Non, parce que si tu le fais, tu te punis toute seule, car t'apprends rien. Eh bien avec moi, c'est pareil. Sans moi, tu ne peux pas améliorer tes connaissances sur tes pouvoirs, en tout cas, pas aussi vite. Alors hop, au boulot ! Respire de grands coups pour te détendre. Y a plus pénible que ça, crois-moi. Et je vais te donner un petit coup de pouce.
Sa bienveillance me tue. Comment voulez-vous que je rétorque quelque chose, alors qu'il vient bander mes yeux avec l'écharpe noire qui pendait à mon porte-manteau, comme si j'étais en porcelaine ? Il s'assure même que ça ne me fasse pas mal, le tout avec délicatesse. C'est drôle de le voir comme ça, alors qu'il est assez robuste. Mais on sent qu'il prend à cœur la charge, et pas seulement pour avoir sa moyenne au stage. Je n'ai pas envie de le faire chier façon gamine de cinq ans, quand il s'implique avec respect en face. Donc, je m'exécute. Autant ne pas le foutre dans la merde s'il a un examen après et puis, c'est vrai que je veux me glisser dans la peau de cette autre femme qui dort en moi. Dans le noir total, je m'enfonce entre les tissus, j'essaye d'évacuer les tensions. Mais je suis une survoltée de nature, vous l'aurez déjà bien compris, ce n'est pas en un claquement de doigts que j'y arriverai. La voix de Kaï me parvient, elle aussi détendue. Je devine qu'il fait un peu l'exercice avec moi. Comment peut-il aimer ça, sérieux ?
-Voilà, tu expires à fond... essaye de te faire toute molle, ensuite...
Je pouffe et l'entends soupirer d'agacement.
-Ne pense pas mal, chipie ! Bref, tu vas te concentrer sur l'espace que prend ton corps dans cette pièce, tu vas écouter ce qui se passe dans ton corps et, quand je te le dirai, écouter ce qui se passe dans la pièce. OK ? D'abord, ton corps.
Il se tait. Le silence est total, ce qui est un peu effrayant. Sans même y songer, mes oreilles et mes mains comblent ce manque. J'entends mon souffle, je sens la couette de façon fine, mon cœur vibre sourdement en moi... Ralentir le rythme, ça fait peur. Est-ce logique ? J'attends son ordre, mais le temps semble si lent, si prompt à m'emmerder ! Je ne suis pas loin de craquer...
-Maintenant, écoute l'espace autour de toi, murmure Kaï. Décris ce que tu entends.
Au début, rien de spécial. Puis j'entends des bruissements de l'arbre proche du toit, car le velux de la fenêtre n'est pas verrouillé.
-Les feuilles qui bougent dehors.
Je ne peux m'empêcher de chuchoter à mon tour. Une sensation me pèse, dans les entrailles et dans le cœur. Je frémis. Je sais que je ne dois pas bouger, mais ça canalise tellement d'énergie dans le creux de mon ventre que j'ai peur d'exploser.
-Bien, dit-il sobrement. Quoi d'autre ?
-La porte tremblote, par moment. Doit y avoir une fenêtre ouverte en bas.
Et puis, un bruissement familier surgit. Il me semble puissant ! Plus que tout à l'heure, pourtant, aucun doute !
-Tu viens de bouger ! m'exclamé-je.
-OK, tu l'as senti. Tu comprends l'importance de ce sens ? C'est de la proprioception, concevoir ton corps dans son intégralité, ses mouvements, son volume.
-Mais quel rapport avec le fait de te détecter, toi ? Tu ne fais pas partie de mon corps !
-Ah, c'est là que l'Anem intervient ! Les Anem se perçoivent entre eux. D'un corps à l'autre, ils se reconnaissent, afin de ne pas se mélanger à un autre corps quand ils sont départiculés. Donc, d'office...
-Ils sentent la position des autres Anem, et du coup, des autres corps d'Anémois. Je vois...
-De tout autre corps. Les cellules perçoivent les cellules. Elles seront tes yeux, car une fois départiculée, tu seras aveugle. Tu percevras le monde autrement.
Ca fait rêver. Je m'apprête à retirer le bandeau, mais une onomatopée sèche de Kaï interrompt mon geste.
-Ce n'est pas fini. Reste comme tu es.
Dans un soupir et une mine bougonne, j'obéis. J'ai réussi, non ? Que veut-il de plus ?
-Maintenant, tu vas décrire où je me trouve, sans que je n'ouvre la bouche. Le son a pu t'aider, avant. Mais cette fois... seule tes Amens te seront utiles. Et un peu le magnétisme.
-Le magnétisme ? C'est pas un truc... ésotérique, ça ?
-Pas du tout. Nous, nous prenons ça très au sérieux, comme force. Tout le monde peut sentir quelqu'un derrière soi, ou qui nous regarde, même s'il n'est pas tout près. C'est ça, le magnétisme. Mélangé à la proprioception, il te permettra de ne plus te faire surprendre par un quelconque déplacement. Allez, commence.
Nouveau silence. J'expire à fond. Je détends les muscles... Quand ma respiration devient presque aussi calme qu'avant de sombrer dans le sommeil, un bruissement tord une nouvelle fois mon oreille. Il se combine à une pluie fine qui frappe le carreau. Est-il en train de s'éloigner ou s'approcher ? Mon murmure tente des réponses hésitantes.
-T'es près de la fenêtre, je crois.
-Oui.
Après ce mot, il rebouge. J'essaye de ne pas me contenter d'entendre son point de départ et d'arrivée, je veux comprendre comment il s'éparpille, comment il zigzague dans les airs vers sa destination. Je voudrais tellement faire pareil... quand le pourrai-je ? Concentration... Il me semble sentir une spirale... plus loin que la porte...-Tu t'es mis... au fond à gauche ?
-Bien. Un dernier ?
La spirale, décidément chère à cet homme, tourne plus lentement. La discrétion d'un serpent qui s'approche. Mon cœur gagne en battements par minute. Oui, je suis sûre qu'il s'approche de moi. Et quand je suis persuadée qu'il est vraiment tout près, mon souffle s'affole. Est-ce normal ? Je suis un peu misanthrope après tout, quand on franchit ma distance de sécurité, je suis sur le qui-vive. Et là, bien qu'il ne me touche pas, bien qu'il soit invisible, je le sens à proximité. Je calme ma respiration tant que je peux afin de mieux le situer. Les tintements aussi légers qu'un couinement de souris lointain, irréguliers comme des grelots qui s'entrechoquent, grésille juste au-dessus de moi.
-Tu es...
Je glapis. Mon murmure est devenu chuchotement. Pourquoi n'ai-je pas fini ma phrase ? J'ai la gorge sèche. Le malaise m'envahit, mais je dois le chasser, pour réussir.
-Tu es juste au-dessus... du lit.
Je ne veux pas dire « de moi ». Les particules grésillent plus fort, un frôlement chasse une mèche de mon visage et sa voix, même pleine d'interférences mineures, se révèle douce. Personne ne me parle jamais comme ça, en dehors de ma mère.
-Bravo, Léo. Cette fois, on a fini. Pour aujourd'hui. A demain après-midi ?
Je n'ai pas encore osé retirer l'écharpe de mes yeux. Ni élevé le ton. Moi qui ne captais rien avant, voilà que tout est si précis. La surdose d'informations et de sensations me garde allongée et figée de tout mon long.
-Ouais. Demain. Merci, Kaï.
Jeme redresse, alors qu'un clappement familier retentit. Ma vue revient et, avecelle, je découvre la porte entrouverte. Un échange de voix sourd, puis un autrebruit de battant clos... et le silence. Je regarde dehors, bizarrement calmée parl'expérience, mais mes yeux ne me seront d'aucune utilité face à ses compétences. Il est parti. Et moi, je ne me sens plus fébrile, je suis ravie. J'ai réussi. Il a réussi. Nous devons travailler côte à côte, car nos objectifs sont indissociables. Je viens de pomper sa pondération et la garde au fond de moi jusqu'à m'endormir. Je l'entends de tout mon corps. Comme si le sens développé n'était pas prêt à s'atténuer. Stupéfiant. J'ai la première preuve concrète que je suis bien une Anémoi, moi aussi. C'est une telle source d'espoir. Je m'endors avec une excitation du lendemain comme j'en ai rarement ressenties.
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L'apprenti-maitre
FantasyLéo mène une vie ennuyeuse, sans amis, traquée régulièrement par des voyous du quartier. Ne l'appelez surtout pas Léonie, elle ne le supporte pas ! Ce prénom lui rappelle que c'est un choix de son "père", parti sans un mot l'année de sa naissance. ...