Enfin, mes pieds me brûlent. Ils me rappellent que je suis vivante. Ils me rappellent toutes les fois où j'ai fui des voyous en maudissant ce géniteur qui me laissait seule face à mes problèmes. J'ai toujours dû me débrouiller avec mes propres tripes. La colère contre lui devient celle contre moi-même : pourquoi n'ai-je jamais su ? Pourquoi n'ai-je jamais cherché à vérifier si j'étais dans le bon ? Ca m'avait paru si évident, au fil des années. Ma mère y avait cru et n'avait pas eu la force de s'y opposer. Elle a pris ses appels sans réponse comme un ultime silence. Si elle savait à quel point c'était bien le dernier... C'est pour ça qu'ils m'attendent tous, en vrai ! « La fille du héros »... mais moi, je suis pas une héroïne. Moi, je suis juste une gamine à la dérive. J'accélère encore, alors que je suis submergée. J'espère vainement que mes mouvements, la concentration sur le paysage où je me faufile, va atténuer la vague qui m'emporte de l'intérieur. Mais c'est tellement faux... je me mens... le simple fait de le réaliser fracasse ce tsunami sur un rocher. L'écume s'échappe entre mes paupières. Les sanglots ont du mal à se faire une place dans mon souffle hachuré. Des stries d'efforts où surgissent des débuts de sifflements. Mon corps qui me supplie d'arrêter, mn corps qui vit, alors qu'un autre ne s'est jamais reformé... ja...mais... Putain, mon père est mort depuis des années ! Des années de mensonge ! Mais pourquoi suis-je sur terre pour subir ça ? Pourquoi je ne suis pas restée une simple humaine qui n'aurait jamais su ? La hargne avait au moins le mérite de me porter, mais là... je m'effondre. Mes pieds s'emmêlent et je m'écroule dans un cri, incapable de me départiculer tant je suis faible. Cependant, je ne touche pas la terre sèche. Je flotte à mi-hauteur. Le temps que je réalise ce qui se passe derrière ma vue embuée, Kaï est réapparu. Il m'a remise debout avant de redevenir solide, si solide qu'il me porte à moitié dans son étreinte. Il serre sa prise pendant que j'étouffe avec fierté mes pleurs contre sa tenue légère.
-Respire, Léo. Doucement. Ce n'est pas le moment de faire une crise d'asthme.
Alors que je gémis contre son épaule, que j'essaye de reprendre un rythme normal et de réduire mes premiers sifflements dans les poumons, je pense à ma mère. Elle vit dans le chagrin de l'abandon pour rien. Mais comment lui expliquer tout ça ? Je ne pourrai pas supporter longtemps de devoir taire ça, c'est trop ! Les Anémois font partie de sa vie, elle aussi, elle a aimé follement l'un d'eux et il est mort à cause d'un détraqué de leur île, c'est cruel de ne rien lui avouer ! Au fond, je suis sûre qu'elle attend un signe de lui et s'empêche de revivre à cause de ça. D'abord, je dois me concentrer sur ma respiration. J'expire longtemps, j'inspire fort, je bloque... Mes muscles se décrispent... Je me prends de plein fouet la douceur de Kaï et l'odeur de sa peau. Ma tête se loge contre son cou, mes mains encerclent sa taille, je ne veux pas qu'il s'éloigne. Pas tout de suite. J'ai besoin de le sentir plus que de le regarder en face pour parler de ma voix minable.
-Je ne peux pas cacher ça à ma mère.
-Je comprends, chuchote-t-il.
-Mais je n'y arriverai pas seule, j'aimerais que tu sois là... quand il faudra le lui dire.
Il frotte mon dos. Un doux « OK » perce mes reniflements. Ses doigts parcourent en partie mes cheveux en bataille. J'ai mes lèvres si proches de sa nuque, je lutte viscéralement, dans tout ce foutoir, pour ne pas oser le contact. C'est le genre de moments où la passion déboule comme la dernière fuite possible, me prend de partout pour me guider dans ma quête de touchers manqués. Dans le corps des hommes, je ne me trouve pas, je me perds. Je m'y suis déjà perdue trois fois. Toujours cet élan de dépérissement, la honte de cacher au partenaire à quel point cela aurait pu tomber sur un voisin aussi tactile que lui, la honte face à ma mère, à qui je ne veux pas faire miroiter le moindre espoir inutile de relation sérieuse qui ne l'est jamais. Et surtout, je ne veux pas qu'elle se rende compte de l'état d'esprit dans lequel j'étais. Juste par besoin de ne pas me sentir seule et...
-Je suis archi nulle. T'as le droit de le dire, Kaï.
Son nez est dans ma chevelure, la chaleur de son soupir caresse mon crâne et provoque des frissons sur ma peau.
-Non. Parce que ce serait un mensonge.
-Ha ! Je suis sûre que tu aurais pu avoir un stage bien plus facile à vivre, rétorqué-je dans un borborygme à peine intelligible.
-Ouais. Mais j'aime pas la facilité.
Il se redresse pour m'adresser son petit sourire, maintenant que le gros de ma crise semble passé. Je n'arrive pas à y répondre. En dehors de mes pulsions primaires, je suis un bloc de glace. Tout s'est figé dans ma conception de la vie et j'attends le dégel pour y réfléchir à tête reposée. Le vide en moi vient de se remplir d'un coup, il fait mal. Kaï a dû le lire dans mes yeux tristes, car il me dit sobrement « Viens, on rentre », puis se départicule pour m'envelopper à nouveau. Nous quittons la Croatie, alors que le soleil commence à faiblir.
Le voyage était en dehors du temps. Dans cette bulle originale composé de Kaï tout entier, j'étais coupée du monde et tant mieux. Je n'ai quasi rien mangé. Maintenant, je suis dans mon lit. Ma mine sombre fait fuir le sommeil. Pourtant, je suis éreintée. J'ai les pieds en compote, mon tonus est au plus bas, sans doute une combinaison de premières départiculations et de mélancolie. C'est horrible, j'ai l'impression d'avoir la vérité trop tard. Alors que c'est ridicule, les faits ont eu lieu quand j'étais bébé, jamais je ne l'aurais compris avant, de toute façon ! Avant sa mort... Il n'a rien vécu d'autre que nous. Et ce Sifen... j'aimerais tellement comprendre ce qu'il a reproché à Aéris. La ville semble vraiment bien. Peut-être Kaï ne m'en a-t-il pas avoué des faces plus sombres ? Mais pourquoi ferait-il ça ? Il a tout intérêt à ce que je m'acclimate vite là-bas, afin de réussir les examens dans de bonnes conditions. Il y a trois épreuves. Une par jour, pour que je puisse me concentrer dessus et m'y donner chaque fois à fond. Le duel de pancrace aérien, l'examen théorique sur les capacités de nos cellules et la démonstration libre. Pour la troisième, je vais devoir démontrer mon appropriation totale des mécanismes d'Anémoi, en prouvant que je possède un style propre. Pour moi, tout cela ne veut rien dire, j'en suis encore à empiler des cubes en faisant « bravo ! ». C'était quoi, le style de mon père ? Y a-t-il un style des « Eo » ? Mon père est-il né avec leur système bizarroïde sans mère ou d'une mère humaine comme moi ? Ou d'un père humain, puisque les filles Anémois ont des corps de filles humaines !
Je ne peux pas essayer de penser à autre chose, je reviens toujours à lui. J'ai honte à présent qu'il soit un tel étranger pour moi. S'il existe vraiment un paradis d'où il peut me voir, il a dû me trouver bien ingrate durant toutes ces années. J'aurais pu me dire que je lui ai fait de la peine, mais même pas, puisqu'il est mort. Et pourquoi ma rage ne s'en va pas ? Plus j'encaisse la nouvelle, plus la colère revient par-dessus le choc qui s'estompe. C'était pourtant lui, ma première source de colère, même la psy que ma mère m'avait obligée à suivre il y a quelques années était catégorique là-dessus. Oui, ma psy qui ne sait rien des Anémois, pas plus que ma mère. Je ricane d'amertume : ça va être l'enchainement de révélations plus folles les unes que les autres. Soit elle va m'envoyer à l'asile, soit elle va tomber en syncope, c'est pas possible... Pas plus que mon endormissement dans l'heure qui suit. Je préfère encore revêtir un gros pull et affronter le froid, pour que la nuit m'apaise.
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L'apprenti-maitre
FantasyLéo mène une vie ennuyeuse, sans amis, traquée régulièrement par des voyous du quartier. Ne l'appelez surtout pas Léonie, elle ne le supporte pas ! Ce prénom lui rappelle que c'est un choix de son "père", parti sans un mot l'année de sa naissance. ...