Ce lundi me parait moins pénible que les autres. J'attends de retrouver Kaï. Je sais qu'à la traversée du parc, il va me rejoindre et nous discuterons en chemin, comme si j'avais... un ami. Je marche tranquillement, aux aguets. Soudain, cela vrille dans mes tympans. Je m'arrête, puis étire un sourire, totalement sûre de moi. Ce pouvoir est épatant !
-T'es juste derrière moi.
Il s'avance pour me dépasser, tout aussi souriant.
-Bien joué ! Je suis certain que tu vas avoir un niveau plus élevé que la moyenne en proprioception, un jour. J'ai mis bien plus de temps que toi à sentir la réunification des corps. Ca te sera très utile.
-Je ne l'ai pas encore ?
Il secoue la tête, tandis que je me rends compte de son pantalon noir -ouf !- et de son t-shirt vert fluo -erk !-.
-Non, je suis passé dimanche et tu ne m'as pas perçu.
Nous échangeons nos expressions complices et je me sens pousser des ailes d'audace.
-Tu ne prends jamais de congés, toi ! Et, au fait, tu peux pas rendre ton code vestimentaire plus adapté à la vie sur terre ? Vous avez des goûts épouvantables, sur Aéris.
Il regarde le ciel deux secondes, puis se plaint :
-Que reproches-tu à ma tenue ? C'est la tendance, le fluo. Toi, par contre, quand tu t'habilles avec plein de noir et de couleurs sombres, j'ai de la peine pour toi. On dirait un deuil perpétuel.
-Alors, monsieur cher maître, sachez que le noir affine les silhouettes et est super class'. Le fluo, c'est réservé aux émogothiques et excentriques, tout ceux qui en portent ont l'air bizarre.
-Mais pour nous, le fluo est très utile. Il permet d'être plus vite repéré lors de nos réunifications. Et comme nous allons entamer les entrainements de pancrace aérien, il a son rôle à jouer.
Oh non, encore un terme technique... Pancréas je sais pas quoi... Je n'ose demander ce que c'est, il me le dira de toute manière une fois chez moi. Nous nous rendons dans mon jardin, au lieu de la chambre. Le lundi, ma mère rentre plus tard que les quatre autres jours de semaine, c'est le jour des réunions. Kaï s'en réjouit.
-Alors, chaque lundi, nous ferons une heure d'entrainement de P.A. !
Du sport ! Je déteste le sport ! Mes bras croisés et ma moue envoient le message en deux secondes à mon « maître », sans que je n'ouvre la bouche. Il y répond par un sourire et poursuit :
-Le pancrace est un art du combat datant de l'Antiquité, une sorte de sport de combat qui va au contact par tous les moyens. On ne peut juste pas tirer quelque chose, frapper au sol, étrangler, mordre ou attaquer les yeux. Nous y avons ajouté notre touche. Pour donner une bonne prestation de pancrace aérien, tu dois utiliser le sol au minimum. Un jury sera attentif au fait que tu tiennes sur un pied en pointe ou que tu restes éparpillée longtemps sans te poser et tout en frappant. Avant chaque combat, tu dois me saluer, et dire « Erroso ». Allez.
J'obéis. Il me répond, d'une inclinaison de la tête : « Erosthe ».
Je me souviens de la façon complètement overkillée avec laquelle il a fichu à terre mes trois agresseurs. Les chaussures qui perçaient l'air dans un éclair jaune. Kaï retire sa veste et assouplit ses bras.
-Ahhh, c'est pour ça que t'as vaincu les trois cons les doigts dans le nez !
Il bombe le torse, mains sur les hanches avec orgueil.
-Je suis bon au pancrace, tu as de la chance de m'avoir comme maitre !
-Redescends sur terre, Kaï, grogné-je, j'ai déjà eu des échecs en sport. Moi, y a qu'à la course que je suis bonne.
-Ce n'est pas vrai, déclare-t-il sans perdre son sourire narquois.
Aussitôt, il disparait. Sur le qui-vive, persuadée de recevoir une sale blague, je me fige et mon cœur tambourine. L'adrénaline et le repli m'envahissent à la fois, la surdose d'énergie explose ailleurs, comme un réflexe de protection : je suis concentrée sur les tintements légers, je les attends. Dès que j'en entends quelques-uns à gauche, je dévie dans un cri d'un grand pas vers la droite. Le poing de Kaï réapparu frappe le vide. Puis le reste du corps se reforme en une fraction de seconde sur l'air satisfait de Kaï.
-Tu vois, je t'ai dit que ta proprioception serait utile. Maintenant, on va estimer ton équilibrioception.
Non mais c'est pas bientôt fini, ces termes scientifiques ? Ils en ont combien, de sens en tout, à la fin ? Je croyais apprendre comment disparaitre, voyager, faire des trucs dingues, et je me chope des cours de sciences à quasi tous les entrainements !
-C'est quoi ton équilibro machin, là ?
-Ton sens de l'équilibre. Les Anémois le développent plus que les humains, ça fait partie de cette perception différente de leurs corps dans l'espace. Bien sûr, les humains pourraient aussi pratiquer ce pancrace s'ils le voulaient, mais il leur faudrait beaucoup plus d'entrainements et puis, ils n'auraient pas la possibilité de se départiculer.
-Moi non plus, je ne l'ai pas, rappelé-je dégoûtée.
-Ca viendra.
Je lui en veux soudain de me dire ça. Je fusille du regard le grand Manitou.
-Qu'en sais-tu ? T'es même pas à moitié humain, toi !
-Non, mais j'ai confiance en toi. Maintenant, mets-toi sur la pointe des pieds. Je vais t'attaquer avec des courants d'air de plus en plus vifs, à toi de rester sur tes pointes. Compris ?
-Ouais.
Je me dresse sur le bout de mes chaussures et place mes bras de façon à rester en équilibre. Au début, les vents sont comme des caresses. J'ai du mal à imaginer qu'il s'agit de Kaï départiculé. S'il effleure ma poitrine lors d'une bourrasque, est-ce de l'attouchement sexuel ? Comment ça marche la notion de distance quand t'es pas toujours un corps solide ? Dans un petit sursaut, je manque de tomber, frappée dans le dos... Je suis trop déconcentrée. Je retombe au sol quand un souffle me cogne la cuisse. Kaï reparait.
-Pas mal, sur les dix niveaux de puissance, t'as tenu jusqu'au septième. Un bon début. Maintenant, essaye de faire usage de ces deux capacités pour ne pas subir mes attaques de pancrace. On fera quelques manches, puis on arrêtera.
Je parviens plus ou moins à esquiver les bras. Les pieds, c'est moins simple, car comme je ne peux m'envoler, je dois sautiller et retomber sur la moitié de mes pieds chaque fois. Après plusieurs gamelles, je ne rêve que d'une chose...
-Fin de l'entrainement !
-Oh, putain, oui !
Une douche, bon sang, j'en ai assez de la boue ! Alors que je me rince puis me rhabille, j'entends ma mère rentrer et Kaï lui expliquer qu'on venait de pratiquer un sport de sa région natale. Il a un prénom qui fait un peu asiatique, ça rend l'excuse crédible. Tout de même, lorsqu'il me rejoint à l'étage, il m'interroge :
-Quand comptes-tu évoquer notre situation à ta mère ?
Il est marrant, lui. Lui annoncer tout ça, ce serait comme lui dire qu'il existe des girafes bleues. J'ai besoin de preuves tangibles.
-Quand j'arriverai vraiment à me départiculer.
Ilacquiesce en précisant « ça viendra ». Mais je suis dépourvue depatience.
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L'apprenti-maitre
FantasyLéo mène une vie ennuyeuse, sans amis, traquée régulièrement par des voyous du quartier. Ne l'appelez surtout pas Léonie, elle ne le supporte pas ! Ce prénom lui rappelle que c'est un choix de son "père", parti sans un mot l'année de sa naissance. ...