Chapitre 5 : Second-air (1)

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Léo :

Le lendemain matin, je suis pleine d'énergie, mais le temps semble passer trop lentement. Alors, je me mets à ranger ma chambre, balayer le salon, faire la vaisselle, sous l'air étonné de ma mère. Elle essaye de me tirer les vers du nez pour Kaï, mais je ne dirai rien. Me croirait-elle seulement ? C'est comme si, sur certains aspects, je savais qu'elle était incapable de me comprendre vraiment, parce qu'elle n'est pas une Anémoi. Si je dois en parler avec quelqu'un, c'est Kaï. Après le repas, je vais sur la terrasse et je m'assieds sur une chaise de jardin. Le vent soulève mes cheveux blonds, dégage mon visage : il est au rendez-vous, lui aussi. Je respire l'air frais qu'il apporte avec délectation. Ma mère me salue, je lui dis « à tout à l'heure » avec un signe de la main nonchalant. Mes yeux se perdent dans les nuages gris du jour. Je l'attends. J'ai remis mon écharpe noire au cas où, je me demande ce qu'il va encore me faire vivre. Ce n'est pas comme une journée de classe. Je ne sais jamais à quoi m'attendre, je ne connais même pas mes propres capacités.

-Bonjour, chère élève !

Je pivote vers lui, un petit sourire sur le visage. Son pantalon est aussi orange qu'un ouvrier de chantier, il est sérieux, là ? Je préfère fixer ses yeux verts brillant d'impatience. D'un levé de sourcils, pas du tout gêné par ma façon de le dévisager soudain comme un alien, il me lance :

-Bien dormi ?

-Comme un loir.

-Parfait ! Alors, au boulot. Ferme les yeux.

-Encore ?

Il croit avoir affaire à une aveugle, ou quoi ? Je grogne ostensiblement, même si je lui obéis.

-Ah, une bourrasque arrive, déclare-t-il simplement. Tiens-toi prête. Pivote de soixante degrés environ.

Non mais il croit que j'ai un compas dans le pied ? C'est devenu un cours de math, ici. Alors que je me tourne sans trop savoir quel angle prendre, des mains solides étreignent mes épaules et me pivotent de force avant de me lâcher.

-Pourquoi tu... ?

Mais avant la fin de ma phrase, un grand coup de vent m'enveloppe et me fait taire. Je n'entends plus que le puissant souffle de la nature qui lèche l'ensemble de mon corps. Mes cheveux se cachent derrière mon crâne et mes yeux sont forcés de se refermer. Mes traits se crispent, je suis dépendante des caprices du temps et j'y plonge.

-C'est ça ! crie la voix lointaine de Kaï. Laisse-toi envahir.

Je me sens à deux doigts d'un envol. Je n'ai pas peur, je frémis de plaisir. Emporte-moi ! Je suis capable de te suivre, maintenant, je le sais, alors emporte-moi ! Loin d'ici, partout dans le monde, par pitié. Combien de fois n'ai-je pas rêvé d'aller où bon me semble à pleine vitesse comme lui ? Le vent cesse sa rafale, il s'adoucit. Parfois, une petite me retouche, puis plus rien. A un rythme à la fois régulier et d'une densité variable. C'est comme des vagues. Une mer de vide qui bouge. Je veux plonger.

-Tu sens l'excitation, l'éparpillement qui te presse de l'activer ? me demande Kaï.

Vu son sourire fier, il a déjà sa réponse. J'ai les yeux qui brillent autant que lui. J'acquiesce.

-Les extrémités seront les premières à répondre à ta demande. C'est le moment le plus pénible de l'entrainement. Tu vas devoir enclencher une action que tu n'as jamais demandée à ton corps. Ca peut prendre du temps, mais je te mettrai chaque fois en condition pour que tu puisses le faire. Vas-y. La prochaine bourrasque, affronte-la encore. Quand ça picotera dans tes doigts, essaye de te concentrer sur la sensation.

Je joue l'élève sage, j'ai tellement envie de passer ce cap ! Mais malgré ma ténacité face aux vents violents, les picotis restent au creux de ma peau et je ne vois pas ma main bouger. Déçue, je deviens irascible, Kaï s'en prend plein la gueule et comprend qu'on n'arrivera à rien. Au moment où la pluie commence à tomber, il se décide à arrêter ce calvaire. Alléluia !

-On va finir le cours dans ta chambre. Je peux rester en bas le temps que tu te sèches et que tu te changes, si tu préfères. Ta mère revient quand ?

-Dans deux heures, environ. Tu peux rester dans ma chambre, c'est pas un souci, j'irai dans la salle de bain. Tu peux sécher des trucs sur mon chauffage pendant ce temps, si tu veux.

Il hoche la tête. Lorsque je quitte la pièce, il a viré sa veste détrempée et reste silencieux. A mon avis, il réfléchit à la suite de sa leçon. Ca fait du bien de réchauffer mon corps engourdi par le vent glacé, la douche me détend et je reviens bien plus zen. En plus, j'ai droit à un paysage sympathique : mon maître d'apprentissage a placé veste et t-shirt sur le chauffage et me tourne le dos pour recevoir la chaleur de l'appareil sur lui. Assis en lotus, il ne remue pas d'un pouce. J'aime bien les courbes de son dos. Et puis la pluie a donné un relief sauvageon à ses cheveux bruns mi-longs.

-Arrête de me mater, ordonne-t-il posément.

Je pouffe en rejoignant mon lit et mon manque de honte lui fait pousser un soupir.

-Comment tu... ?

-Magnétisme. Pas besoin de me concentrer sur mes Anems pour sentir ton regard.

Il ne s'est toujours pas retourné, il n'a pas bougé du tout. Je ne sais pas s'il est fâché ou indifférent, son ton est sans colère, mais sérieux. Mon sourire devient espiègle.

-Et ça te gêne, Kaï ?

Il ne répond pas directement. Enfin, je vois sa nuque s'abaisser.

-Un peu, admet-il. Bon ! Passons à quelque chose de moins physique.

L'apprenti-maitreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant