Sentiment (Pa)paternel
La première fois que je l'ai rencontré, sentiment ne m'a même pas effleuré. Il tournait simplement autour de moi, m'enrobait dans un nuage normatif et me disais des mots protecteur. Alors, quand Isaac me regardait tendrement à la cantine de la maternelle je me disais déjà que je ne pouvais pas être amoureuse de lui. Juste en face de moi, je me souviens encore de ses yeux pétillants et de son sourire, troué la dernière année que j'avais passé à l'école Y.
Quand on venait me dire qu'untel était amoureux de moi je que répondre « J'ai pas le droit, mon papa veut pas. ». Toutes mes copines souriaient, la main de leur jules dans la leur quand on se rangeait devant la classe. Je comprenais la futilité de ces batifolages quand à la récréation ils en aimaient d'autres, ça m'aidait à relativiser cet autoritarisme. Et je souriais aussi parce que quand on frotte ses mains dans la poussière elles sont toutes douces. Et je souriais toujours à l'idée d'offrir des cailloux magiques, non pas à un amoureux, mais à ma mère qui serait faussement ravie de ce présent.
Mon père, lui, était né en Inde, éducation traditionnelle dans le respect de normes qualifiées archaïques en Occident. Seulement, à cinq ans, on ne différencie pas l'occident de l'orient, on ne sait pas prononcer le mot archaïque, encore moins l'écrire, et est traditionnel ce que papa et maman on inscrit comme tel. J'ai rapidement intériorisé quelques principes. Figure d'autorité m'a fait comprendre qu'il fallait être comme mes cousines au pays : étudier un peu, être belle, et attendre que l'on me trouve un mari sans n'avoir jamais connu qui que ce soit avant, sans même le connaître lui.
Alors il fallait être respectable. L'honneur, la fierté et la tenue, toujours. Et ce malgré les dégradations, les insultes et les moqueries. Quand j'ai voulu me faire plaisir, me sentir belle et « à la mode », comme mes copines, j'ai acheté un short au motif camouflage. J'étais, pour la première fois, allée dans un magasin de prêt à porter pour me choisir un vêtement. Les beaux jours sont arrivés, je l'ai porté. À l'école, fière et confortable dans ma tenue, j'ai passé une radieuse journée. Le soir, garde alternée oblige, je suis allée chez papa. Je me suis fait insulter.
« Tu me fais honte. Tu ressembles à une pute. Non, reste ici, je vais faire les courses tout seul. »
Et voilà qu'il m'avait noué une veste à la taille pour cacher des jambes que je mettrai, moi-même, longtemps à accepter. J'ai arrêté de mettre des shorts. Ça n'était pas beau, plus beau, je l'avais compris.
L'honneur, la fierté et la tenue toujours à l'adolescence. Mes goûts stylistiques se sont décidées sur une belle longue chevelure, introuvable en magasin. Mon carré raté s'est fondu dans une masse floue d'épais cheveux métisse et, après quelques mois, aussi longs que ceux de mes cousines. Une écharpe en hiver, toujours une écharpe en été. Les élastiques qui craquaient trop souvent, frustration et injustice face aux cheveux fins des youtubeuses qui m'apprenaient à faire un chignon.
Là encore, il y eut un problème. Je n'étais pas belle, il l'avait dit. Détache ces cheveux, t'es mieux comme ça. Là on voit trop, ma chérie, qu'il souriait. Un week-end sur deux mon élastique restait à mon poignet, me coupait le sang mais ravissait le paternel. Le reste du temps, maman complimentait le pain de cheveux en désordre sur le sommet de mon crâne, je l'aime de plus en plus aussi.
Quand j'ai intériorisé pour de bon mon statut de prostituée hideuse et détestable, sans mérite ni dignité, j'ai tout laissé aller. Les biscuits m'appelaient du fond des placards et les chips croustillaient jusque dans mes oreilles où seul résonnait le rassurant crouch! « Mange pas trop, t'es déjà bien là. » J'étais bien. Rondelette jeune fille d'une douzaine d'année ne devait pas grossir car son futur mari n'aimait pas ça. Je ne le connaissais pas mais il contrôlait déjà ma vie au travers de mots de mon père.
Après plusieurs années, complexes et manque de confiance en soi m'ont presque dis au revoir. Parfois, je me fais peur à penser qu'il avait raison. Parfois, je me fais peur à m'affamer. Parfois, je me fais peur à pleurer dans mon troisième bol de céréales.
Mais il est parti. Sentiment m'a laissé avec une amère rancœur. Comme un « démerde toi salope » qu'on lance à la femme déjà emportée par un courant trop puissant. J'ai mis des années à me reconstruire une image dans le miroir, à demander le respect car j'avais compris le mériter, à accepter d'être aimée car j'en étais digne. J'ai mis longtemps à faire avec.
Grand rien, petit tout. Grand tout, petit rien.
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Grand rien & Petit tout
Short StoryQuand la nuit est tombée mais que mes paupières tiennent, je vois les projecteurs stellaires briller, la scène numérique s'éclairer et c'est mon solo de piano que je joue à coup de lettres. Petites phrases, grandes histoires, à vous simplement d'en...