"Dans les moments de grande tension, l'esprit se fixe sur un détail sans importance dont on se souvient parfaitement bien longtemps après, comme si l'anxiété nous l'avait à jamais gravé dans le cerveau" -Agatha Christie, Le Mystérieux Mr Quinn
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« Meuf, j'vais en cours, d'accord ? Prends soin de toi et pense à appeler la psy'. J'te pose le numéro sur la table, ok ? »
Elle lui répondit par un grognement élusif et s'isola à nouveau sous sa couverture. Sa colocataire posa une dernière fois les yeux sur la masse grise informe, aux motifs de voitures, qui protégeait son amie, puis ferma la porte derrière elle.
Le silence la rejoint dans son cocon chaleureux. Il chassa toute obligation et convention pesante, tirant le rideau de l'intimité. La jeune fille, les yeux clos, passa doucement ses doigts sur ses cuisses. De petites stries de sang séché, dont la fragilité trahissait la récence, sillonnaient sa peau, miroir de ses maux, reflet de sa torture et exutoire obscur de ses meurtrissures.
Elle avait mutilé son espoir et assassiné son optimisme. Feu son sourire avait laissé place à un dégoût profond d'elle-même et elle se mit à pleurer, à se chuchoter des insultes. Son amour d'elle-même était resté dans le TER de province, enterré au milieu d'un champ de colza, piétiné par un troupeau de moutons ou écrasé par un tracteur. « Sale conne. T'es qu'une merde. La pire des salopes. Tu mérites rien grosse pute. »
Un fracassant bruit la fit sursauter, ça y est, elle allait mourir. Réflexe pavlovien de la provinciale épuisée en hyper-vigilance dans la ville, elle mordit sa couverture. Elle respirait difficilement, tous ses muscles étaient contractés et elle pleurait à en irriguer les champs de son oncle, mais elle ne devait pas faire de bruit au risque que son meurtrier à la kalachnikov la trouve.
Un second bruit retentit, quelques secondes, minutes ou immédiatement après, elle ne savait pas. Était-ce dehors, dans sa tête ou dans la salle de bain, elle ne savait pas. Elle ne pensait qu'à sa mère : comment apprendra t-elle le décès de sa fille ? Ils avaient sûrement évacués l'immeuble à la hâte et l'avaient oubliés, elle, sous sa couverture humide. Qui découvrira son cadavre criblé de balle ? Qui lui enlèvera son pyjama ensanglanté pour l'autopsie ? Est-ce que sa colocataire rentrera ? Est-ce que c'est elle qui la retrouvera et criera pour de l'aide ? « Tu ne dois pas leur en vouloir maman, ils se sont sauvés, c'est normal. Ne leur en veux pas maman. Ne pleure pas. Je t'aime, j'espère que tu m'entends, que tu le sais. Je t'aime, ne pleure plus, c'est fini. » pensait-elle de toutes ses forces dans l'espoir que l'instinct maternel de sa génitrice soit réceptif à ce genre de communication.
Il n'y avait plus de bruit dehors, plus de bruit à l'intérieur, elle était désormais seule victime possible. Tout s'emballait dans sa tête, des scènes de funérailles, des vœux de condoléances et des rapports policiers ; que se passera t-il une fois qu'elle sera morte ? Résolue à perdre la vie, elle ne pensa qu'à sa mère et sa région natale, calmes et apaisantes, ternies par la couleur du deuil et de l'hiver.
Grand rien, petit tout. Grand tout, petit rien.
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Grand rien & Petit tout
Short StoryQuand la nuit est tombée mais que mes paupières tiennent, je vois les projecteurs stellaires briller, la scène numérique s'éclairer et c'est mon solo de piano que je joue à coup de lettres. Petites phrases, grandes histoires, à vous simplement d'en...