VI. Thibault (1)

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Depuis hier soir, Thibault avait l'impression de flotter sur un nuage. Tout ce qu'on lui disait, tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il touchait... il y avait comme un filtre entre lui et le reste du monde. Peut-être était-ce le poids nouveau des responsabilités qui pesaient sur lui ? Il espérait que ce désagréable effet s'atténue rapidement, hors de question de passer les prochains jours dans cet état ! Et encore moins une vie toute entière... De toutes ses forces, le prince héritier priait pour que cette distance subite entre lui et le réel ne soit qu'un effet du choc, et pas une constante de l'état de dirigeant. Il serait bien allé en parler à son père, mais Henri III aurait sans doute – et à raison ! – jugé la question puérile. Or, plus que tout, Thibault ne voulait pas décevoir son père.

Trois coups frappés à sa porte le firent presque sursauter. Assis sur son lit, il était en pleine réflexion. Son départ était prévu pour dans quelques heures, et si son intuition ne le trompait pas, il bouleverserait toute sa vie. Quand il reviendrait à Poitiers, il ne serait pas le même. Alors Thibault avait voulu prendre ces quelques instants dans l'appartement qu'il occupait, au bout de l'aile ouest du palais, pour se remémorer tous les souvenirs heureux qu'il avait vécu ici. Son enfance choyée, son adolescence protégée, le service militaire où il s'était fait tant de bons camarades, son vingt-quatrième anniversaire qu'il avait fêté quelques mois auparavant seulement. A cette occasion, ses parents avaient organisé une réception somptueuse, tout en lui faisant comprendre qu'elle serait la dernière. Désormais il était adulte. Il n'y aurait plus de soirée dansante jusqu'au bout de la nuit, d'alcool à volonté et de divertissements de ce genre. Aux yeux de la nation, il était prince héritier et devait se comporter comme tel. Thibault trouvait cependant que la première épreuve de cette vie d'adulte était bien lourde pour ses épaules.

— Entrez ! invita-t-il en se doutant bien de la personne qu'il y avait derrière la porte.

Comme souvent, il avait vu juste. Le panneau de bois s'entrouvrit pour laisser rentrer la silhouette d'un homme d'une cinquantaine d'années, pas très grand, un peu grassouillet, l'air débonnaire. Pourtant, sous ses dehors bien rangés, Charles-Armand du Plessis – il n'était que « Charlie » pour les résidents du palais – était pour Thibault l'homme le plus précieux parmi ses collaborateurs. Il lui avait servi de précepteur ces dernières années, et au retour de son service militaire, le prince n'avait pas pu renoncer à se passer de ses services et de son expérience du pouvoir. Plus qu'un assistant, Charlie était devenu l'éminence grise du prince Thibault de Tourmel.

— Vos affaires sont prêtes, monsieur, annonça Charlie d'une voix douce. Tout ce qui nous semblait nécessaire a été mis en caisse et embarqué. A Paris, vous logerez à l'ambassade de Vendée, c'est un hôtel où vous trouverez l'essentiel de ce dont vous aurez besoin. Votre père a ordonné qu'un jet décolle de l'aéroport dans quatre heures, si cela vous convient. En attendant, il aimerait que vous passiez le voir dans son bureau dès que vous le pourrez. Puis-je faire autre chose ?

— Merci Charlie, c'est parfait. Pourriez-vous me dresser une liste des principaux chefs de partis en France avec quelques informations sur leur parcours et leurs opinions pour chacun d'entre eux ? J'étudierai cela dans l'avion.

— Ce sera fait monsieur.

Le petit homme s'inclina rapidement et sortit. Thibault savait qu'il pouvait lui faire confiance, et qu'il accomplirait sa tâche avec autant de rigueur et de précision qu'il pourrait. Cette liste lui donnerait un aperçu de ce qu'il devrait affronter à Paris. Car pour l'heure, il avait surtout l'impression que son père et le duc d'Aquitaine le jetaient dans la fosse aux lions sans aucune préparation. L'heure était venue d'avoir une franche discussion avec Henri III de Vendée.

— Ah ! s'exclama son père en le voyant entrer. Je t'attendais. Toutes tes affaires sont prêtes ?

— Charlie s'est merveilleusement occupé de tout, comme à son habitude, répondit Thibault en s'installant dans un fauteuil face au bureau. Je suis heureux qu'il parte avec moi, il me sera d'un grand soutien !

Fors l'honneur - Sous contrat d'éditionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant