Chapitre 11

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Le reste de la nuit passe très vite. Un petit Thomas naît sous les regards brillants et attentifs de Nathalie et Alexandra. Ses deux mamans. Encore un tout petit qui voit le jour à l'issue de longs questionnements, de débats et de démarches interminables. J'ai souvent cette sensation que l'on vit dans un monde où la normalité laisse peu de place au reste. Qu'il s'agisse de Thomas ou d'Anaïs, je sais que leurs chemins de vie seront ponctués de rencontres qui remettront la légitimité de leur présence sur terre en question.

Leurs parents suivront une longue route, auront à justifier constamment les décisions prises. Donner la vie à une petite fille différente qui n'entrera pas dans les moules éducatifs, offrir deux mamans à un petit garçon qui serait probablement resté au fond d'une éprouvette dans de l'azote liquide...

J'admire ce courage de dire « Merde » aux conventions, aux gens bien-pensants qui ont un avis sur tout et émettent des jugements. J'ai vu tant de femmes venir accoucher seules car le futur papa, paniqué par cette responsabilité toute neuve, s'était fait la malle ! Alors quand j'ai la chance d'accueillir des couples soudés, aimants et ayant la tête sur les épaules, je suis heureuse et j'aime encore plus mon travail.

*****

Il est très précisément 07:15 quand on termine les transitions. Je suis épuisée de cette nuit de travail. Elle a été éprouvante d'un point de vue émotionnel. Pendant que nous communiquions les informations relatives aux patients suivis pendant la nuit, il s'est passé un truc très étrange. Je sentais les yeux de Louis sur moi. J'étais un peu mal à l'aise, alors j'ai dirigé mon regard vers Nico, pour me détendre un peu.

À ma grande surprise, Nico fixait Louis avec un air bizarre. Louis a fini par se sentir observé, il a tourné la tête d'un coup vers Nico qui, pris en flagrant-délit a focalisé son attention sur moi et moi, décontenancée par ces regards qui passaient de l'un à l'autre sans prévenir, j'ai renversé mon thé sur la grande table.

Là, ce n'étaient plus juste Louis et Nico qui m'avaient dans le viseur. Les vingt collègues présents m'ont scrutée pendant que je sortais maladroitement un mouchoir propre de ma poche pour éponger la mare brune qui menaçait les dossiers. J'ai vu cette peste de Lisa lever les yeux aux ciel, je l'ai fusillée avec les miens et elle a capitulé.

Une semaine. Une semaine et je décolle ! Une semaine et je serai loin de cette vie à cent à l'heure qui me plaît autant qu'elle m'use. J'ai hâte et, paradoxalement, j'appréhende un peu cette coupure. Depuis que j'ai démarré mes études de sage-femme, je fonce dans la vie tête baissée. Je n'ai jamais vraiment pris le temps de me poser, de couper avec cette vie professionnelle qui me dévore et me passionne.

Mes amies d'enfance et mes parents s'interrogent et me questionnent dès qu'ils sentent que je baisse la garde : « Anne, ralentis ! Que fuis-tu ? ».

L'ennui ? La peur de ne pas vivre ma vie à fond ? J'avoue ne pas bien le savoir moi-même. Je ressens juste ce besoin vital d'être perpétuellement en activité et de me sentir utile aux autres. Dès que je suis seule et que des questionnements métaphysiques tentent de s'insinuer dans mon cerveau, je file chercher un bouquin dans mon immense bibliothèque pleine de livres même pas commencés, j'invite Gaby à la maison ou je récure mon appartement de fond en comble. Je nettoie ma salle de bain au lieu de mettre de l'ordre dans ma tête. C'est sans doute pour fuir cette introspection que je n'aime pas prendre de vacances. Mais là, comment vais-je occuper ce temps sans ménage à faire et sans mes centaines de livres ?

— Anne ?

La voix de Louis me sort subitement de mes pensées. La salle de réunion se vide rapidement. J'aperçois la silhouette de Nico qui traîne, il ne semble pas pressé de rentrer se coucher.

— Oui ?

— Il pleut des cordes, dehors. Je suis en voiture, tu veux que je te dépose chez toi ?

Oh putain ! C'est la panique totale. Je crève d'envie de passer un moment avec lui dans sa voiture, dans mon appart', dans mon lit... mais sortir avec quelqu'un du boulot est une très mauvaise idée. Surtout Louis qui me provoque des gargouillis suspects dans le ventre. Je vais dire non et inventer une excuse :

— Oui, bien-sûr ! C'est sympa, merci !

Je suis une faible femme.

— Tu es dans quel coin ?

— Le dix-septième. C'est sur ta route ?

— Oui, oui, ne t'inquiète pas pour ça !

Il me devance, me tient la porte et m'accompagne jusqu'au vestiaire.

— On se retrouve dans le hall dans cinq minutes ?

— Yes, ça roule ! je lui réponds en essayant d'avoir l'air détendue.

Les mains tremblantes, je remonte fébrilement la fermeture éclair de ma doudoune et je rejoins Louis devant le bureau des admissions de l'hôpital. Il porte un manteau bleu marine et une écharpe en laine grise. Il est super classe. Ces couleurs font ressortir le bleu de ses yeux. Il est vraiment attirant. Sur chacune de mes épaules se matérialisent mentalement un petit diable qui me crie de le faire monter chez moi, qu'il est trop beau pour ne pas profiter de ce cadeau de la vie, et de l'autre côté, un petit ange me murmure que ce serait une terrible erreur.

Nous descendons au parking et montons dans sa grosse berline noire. C'est amusant, j'étais certaine qu'il roulait dans ce type de voiture. En temps normal, je me fiche un peu des médecins de l'hôpital qui ont tous les mêmes véhicules. Mais la sienne est différente. Elle sent un mélange de cuir et de Louis. C'est enivrant. Moi aussi je veux sentir le Louis...

****

Je me réveille quelques heures plus tard dans mes draps chiffonnés. Il a disparu pendant que je dormais. A-t-il filé tout de suite ? Ou bien s'est-il lui aussi laissé aller aux bienfaits du sommeil avant de filer sans que je l'entende ?

Nous avons passé un moment magique, hors du temps. La réalité me rattrape quand je constate que je suis à nouveau seule chez moi. Je me sens honteuse et triste. Je tourne la tête trouve sur l'oreiller à côté de moi une vieille enveloppe EDF qui traînait depuis longtemps sur ma table basse. Les mots suivants ont été griffonnés :

Anne, je suis désolé, j'ai dû filer. Je n'ai pas voulu te réveiller !

Merci pour ce moment.

Le Soleil De Ma VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant