Chapitre 26

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— Qu'est-ce que je vous sers, les filles ? nous demande Kévin, le serveur, nous faisant sortir l'une comme l'autre de notre torpeur.

— Un Ti-punch, répond Gaby d'un air décidé.

— La même chose, s'il te plaît !

— Et un troisième pour moi, mec ! ajoute Fabien.

Kevin s'éloigne sans poser de question mais avec l'air agacé de devoir servir son collègue. Le silence retombe sur nous. Je suis perplexe. Ai-je bien entendu ? Soit Marcel est bien le grand-père de Fabien, soit le GO se permet vraiment de sacrées familiarités avec ses clients !

Le serveur revient, pose en silence nos trois verres devant nous ainsi qu'un bol de cacahuètes et s'éloigne. Fabien attrape son ti-punch, l'avale cul-sec et démarre son explication, tandis que Marcel baisse la tête.

— Les filles, Marcel est mon grand-père.

— Je me doutais que vous vous connaissiez. Vous êtes tout le temps fourrés ensemble ! dit Gaby, l'air victorieux.

— Pourquoi vous ne nous avez rien dit ? Je ne comprends pas trop... je réponds, un peu surprise.

— Anne, ce n'est pas notre filiation que nous avons voulu cacher. C'est surtout que la raison de la présence de mon papy ici est très douloureuse.

Gaby et moi restons silencieuses, nous avons cette angoisse d'être maladroites alors que le visage de Marcel se décolore aussi vite que celui de son petit fils vire au rouge. À notre grande surprise, c'est Marcel qui prend la parole.

— J'ai perdu mon épouse il y a un an. Mon épouse et ma petite fille.

Je sens chacun de mes muscles se contracter à l'annonce de cette bouleversante nouvelle. Aucun mot ne sort, mon regard passe de l'un à l'autre. Puis je commence à comprendre que la petite fille de Marcel pourrait-être...

— Ma sœur. C'est elle qui était au volant. Elles étaient parties se faire un cinéma toutes les deux. Il pleuvait, elle a perdu le contrôle de sa Twingo et elles ont percuté une barrière de sécurité. Elles sont mortes sur le coup.

— Oh mon Dieu, c'est affreux s'écrie Gaby en venant serrer Fabien dans ses bras.

Je reste silencieuse, trop choquée pour pouvoir parler. Je pose ma main sur celle de Marcel et la serre fort. Ses yeux semblent s'être délavés d'un coup. Il tente un sourire, mais ses commissures n'obéissent pas.

— Clémentine avait vingt-quatre ans depuis deux semaines, et ma femme venait de souffler ses soixante-cinq bougies. Et le 8 octobre 2018, elles sont parties, comme ça, sans qu'on puisse leur dire au revoir.

— Mon grand-père s'est juré de visiter tous les lieux qu'ils avaient prévu de voir avec ma mamie. Et moi, je suis incapable de rester en France, chaque route, chaque voiture que je vois là-bas me rappellent que ma petite sœur est morte. J'ai décidé de changer de décor, de prendre le large.

— C'est terrible, je suis tellement désolée pour vous, pour elles.

J'ai les larmes aux yeux. Comment Fabien peut-il cacher un si gros drame avec autant de joie de vivre et de sourires ?

— La vie peut-être tellement dure... Tu sais, Fabien, j'ai perdu mon oncle, ma tante et ma petite cousine il y a quelques années. Un voyage qui devait être constitué de souvenirs magiques. Et une vague a tout balayé... leurs rêves, leur avenir... Et je peux vous assurer que malgré toute cette souffrance que la perte d'êtres chers engendre, la vie va reprendre le dessus. Vous allez réapprendre à rire, à aimer et à exister sans elles.

Fabien prend sa tête dans ses mains et murmure « Je sais pas... » de façon à peine audible. Gaby lui caresse la joue, l'obligeant ainsi à relever la tête et à la regarder :

— Fabien, tu es vivant, alors vis ! Ne sois pas ici pour fuir, mais pour apprécier la beauté des lieux ! Et toi, Marcel, continue à voyager pour rendre hommage à ta femme. Fais des découvertes de lieux qu'elle n'aurait jamais imaginés !

— Tu es bien sage pour ton âge, Gabriela, lui répond Marcel, le regard grave. Je sais que tu as raison. Les morts nous veulent vivants. Pourtant, chaque jour, je me dis que j'aurais dû leur proposer de prendre ma voiture pour sortir. Clémentine avait la vie devant elle ! Et Marie-Pierre de belles années encore... Ma fille a bien évidemment été dévastée de perdre le même jour sa mère et son enfant. Personne n'est préparé à un drame pareil. Elle va mal. Mon gendre essaye de surmonter sa propre douleur pour l'aider à remonter la pente. Maryse semble être partie avec elles.

— Et vous ne pensez pas que votre place est à ses côtés, plutôt qu'ailleurs ? je leur demande, aussi doucement que possible mais bien consciente que ma question pourrait s'apparenter à un jugement.

— J'ai essayé d'être là pour mes parents, me répond Fabien. Mais tu sais, j'ai eu cette impression qu'à chaque fois que je m'approchais de ma mère pour la consoler, ce n'était jamais mon visage ni mon odeur qu'elle espérait. Rester, c'était s'accrocher à la mort. Pour me sentir vivant à nouveau un jour, je devais partir.

— Et moi, j'ai promis à ma chère Marie-Pierre, quand on l'a mise en terre, de l'emmener dans tous ces endroits qu'elle ne verra jamais. Mais maintenant, c'est la fin du voyage. Je me sens apaisé. Je vais mieux, et je vais pouvoir agir en bon père et prendre soin de ma fille.

Je me lève subitement et file en courant vers la plage. Trop d'émotions contradictoires viennent de me prendre en otage. Des tonnes de chagrin, d'injustice, mais aussi d'un espoir si touchant partagé par ces deux hommes liés par le sang et la mort. Je m'adosse à un cocotier et fonds en larmes. Impossible de contenir plus longtemps cette tempête en moi qui ne demande qu'à sortir. Je sens la présence de Gaby, elle approche en silence et se laisse tomber à côté de moi sur le sable encore tiède. Elle dépose un bisou sur ma joue et me dit :

— Ça fait du bien, hein, ma belle ?

— De quoi ?

— D'ouvrir enfin les vannes...

Je renifle et ris en même temps. Elle fait pareil. Si on nous avait dit qu'on allait sangloter toutes les deux sous un grand cocotier, by night sur une plage de rêve !

— On file retrouver Marcel et Fabien ? me dit Gaby en se relevant.

— Oui, je veux profiter d'eux au maximum avant demain.

— Ils vont me manquer...

— Oui, à moi aussi. Ils me touchent encore plus depuis que je sais. Il ne faut pas se fier aux sourires de façade, ils peuvent cacher les pires histoires...

— Oui, et je trouve beau qu'ils nous aient permis d'accéder à leur réalité. C'est une belle marque de confiance...

— Je t'aime ma Gaby ! Tu es vraiment une belle personne !

Je serre mon amie dans mes bras. Ce soir, la vie me semble bien différente, j'ai la sensation d'avoir quitté le superficiel pour accéder au vrai, à l'important. J'ai même découvert une profondeur, une véritable résilience en ma propre meilleure amie.

Nous revenons à la salle de restaurant où le dernier dîner est en train d'être mis en place. Je comprends en voyant les autres touristes, que nous avons oublié de ressortir nos tenues blanches ! Et le regard malicieux de Marcel, qui a retrouvé son bleu électrique, nous encourage à bifurquer vers nos chambres avant d'aller profiter du dernier dîner de nos vacances.

Le Soleil De Ma VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant