Ce soir-là, sous la lueur bienveillante de la lune, la jeune Adella jugea le moment propice pour entreprendre une petite escapade nocturne. Déterminée à se lancer dans l'exploration une bonne fois pour toute, elle avança à pas furtifs dans la pénombre et franchit, à l'abri des regards, l'ultime frontière. Elle n'avait que faire des avertissements de son père sur le monde de dehors, car elle se donnait désormais corps et âme à l'aventure, persuadée que sa destinée existait quelque part ailleurs. Le danger lui faisait peur, certes, mais si c'était le risque à prendre pour vivre un moment inoubliable et libérateur, elle le prendrait. Empruntant le sentier entre deux grandes montagnes, la jeune louve s'éloigna vers une belle et vaste étendue de forêt, celle dont elle rêvait depuis terriblement longtemps. D'un pas léger, elle poursuivit son chemin en admirant les arbres qui s'inclinaient sous la fine brise de vent en guise de salutation. Elle se plaisait à laisser l'air doux caresser ses poils un à un et appréciait les odeurs qui flottaient dans un mélange de sève, de terre mouillée et de troncs d'arbres pourris. Contrairement à cette partie de la nature, les terres délimitées sur lesquelles elle vivait se résumaient à d'ennuyeux cailloux et de pierres à perte de vue, d'un peu d'herbe enfouie sous la neige et d'un minuscule ruisseau. Sinon, encore et toujours des montagnes à la fois inspirantes et exaspérantes. La beauté des forêts ravivait en elle un sentiment d'assurance et de liberté, ainsi que le ravissant souvenir de sa jeunesse lors des derniers moments où elle avait profité de cette atmosphère radieuse. En effet, cela faisait une éternité qu'elle était cloitrée et privée de toute vie. La nature paisible procurait un bonheur sans fin au cœur d'Adella. Marchant calmement dans la nuit, elle se dirigea avec intuition au bord d'un lac bleu qui reflétait à la perfection les petites étoiles par milliers. Cet endroit lui rappelait sa mère et ce fut dans un nostalgique souvenir qu'elle revu son beau visage. Un magnifique pelage beige et roux couleur d'aurore, des yeux aussi verts que les feuilles de bouleaux en plein été, elle était sans doute la plus irrésistible, mais la plus intrépide des intrépides. Prête à affronter n'importe quoi pour atteindre son but, et ce, malgré sa silhouette peu imposante, elle faisait l'objet d'une admirable preuve de courage. Pour la jeune louve, le bord d'un lac était l'endroit où elle préférait se balader avec sa mère, lorsqu'elle était petite, car toutes les deux, elles s'admiraient dans le reflet de l'eau et s'amusaient à s'éclabousser gentiment l'une et l'autre. Adella finissait toujours par s'ébrouer en premier, trempée jusqu'aux os, mais très amusée. S'allongeant doucement sur le sable fin, elle admira encore longtemps la splendeur du lac et de la forêt, savourant à chaque bouffée d'air pur un instant unique. Le chant paisible du silence nocturne l'envouta et Adella manqua de céder au sommeil profond. Cependant, l'étrange pressentiment d'une menace derrière elle vint effleurer ses oreilles qui perçurent un son à l'orée du bois. Une ombre inquiétante la mit sur ses gardes et elle sentit alors qu'il était temps de partir sans tarder. Prenant le chemin du retour d'un pas accéléré, elle se méfia des bruits étranges qui trahissaient une présence. À peine eut elle traversé quelques distances qu'elle s'arrêta net, encore une fois harcelée par cette ombre agaçante. Une silhouette aux détails imprécis se faufilait rapidement entre les conifères et semblait guetter ses moindres mouvements tel un dangereux prédateur tapis dans le noir. Apeurée, Adella se mit à courir à en perdre haleine, convaincue d'être pourchassée. Cependant, lorsqu'elle porta un regard nerveux dans son dos, rien ne semblait la suivre. Puis, un souffle chaud l'effleura au-dessus de sa tête et la jeune louve ne put s'empêcher de réagir dans un effroyable sursaut. Là, juste à côté d'elle, se trouvait un loup fait d'une stature aussi surprenante que terrifiante. Bondissant immédiatement vers l'arrière, elle établit une distance prudente entre elle et l'étranger. Malgré la peur évidente dans ses yeux, ce dernier l'approcha lentement pour prendre le temps de la détailler avec un air mystérieux. Portant un autre pas craintif vers l'arrière, la jeune louve chercha désespérément à s'éloigner de lui, cette imposante bête sauvage qui ne lui était en rien rassurante. Comme le grand loup ne renonçait pour rien au monde à son approche intimidante et qu'elle n'aurait sans doute aucune chance de le semer dans une course folle, Adella prit une toute autre décision incroyablement risquée. Si fuir à toute allure était déjà complètement fou et sans espoir, alors affronter l'ennemi l'était encore plus. À sa connaissance, les grands loups solitaires étaient des sans pitié et malmenaient presque à mort ceux qui osaient s'aventurer sur leurs territoires de chasse. Malgré cela, la jeune louve blanche était prête à se battre et à s'acharner de toutes ses forces sur ce grand loup sans se laisser terrasser aussi facilement, du moins. Même si son périple à l'extérieur du territoire l'avait entrainée dans cette horrible situation sans issues, face à une possibilité de mort, elle ne regrettait pas d'avoir essayé de se libérer du monde dans lequel elle était enfermée. Par contre, elle s'en voulait terriblement d'abandonner derrière elle son père et sa meute qui allaient être très malheureux. Elle n'avait pas le moindre souvenir d'avoir déjà éprouvé autant de crainte et d'adrénaline à la fois, d'avoir eu envie de détaler à toute vitesse et de vouloir se battre avec toute la férocité dont elle disposait. Ses poils s'hérissèrent sur son dos, tandis que son cœur se mit à battre la chamade. Au moment où la menace s'approcha encore de très près, elle cessa de réfléchir et aboya avec l'assurance qui lui restait malgré la peur terrible. Devant cet aboiement féroce, l'inconnu, un peu surpris de sa réaction, ne changea pas pour autant sa démarche. S'affirmant avec plus d'insistance, Adella osa avancer d'un pas dans sa direction pour lui prouver sa détermination et l'aviser de ne pas approcher davantage, qu'elle serait prête à attaquer. Toujours aussi borné, le loup continua et s'arrêta enfin devant elle, lorsque leurs deux museaux furent assez proches l'un de l'autre, sans toutefois se toucher. Dans un regard calme, il l'inspecta et chercha ses yeux qu'elle dissimulait, tête baissée, intimidée et vidée de tout son courage. Enfin, presque tout. Lorsqu'il glissa son nez mouillé dans son cou pour la renifler sans aucune gêne, elle se jeta sur sa patte avant, à une petite distance de sa gueule, pour enfoncer ses dents dans sa chair. Dans un grognement furieux, l'étranger l'agrippa par la nuque avec ses crocs acérés et la plaqua le dos au sol, sans le moindre effort, avant de la prendre au piège entre ses quatre pattes robustes pour garder l'avantage sur elle. Il n'était pas question de se rebeller avec lui. - Je vous en prie, ne me tuez pas, l'implora Adella dans une plainte aigüe sans prendre la peine de se débattre, trop impuissante. Sentant la peur jaillir de son cœur battant la chamade, le loup s'attendrit et posa doucement sa truffe humide contre la tête de la jeune louve pour la rassurer. - Regarde-moi, s'il te plait, lui demanda-t-il dans un murmure très calme alors qu'elle gardait les yeux fermés. Plongeant son regard dans ses prunelles violacées, Adella fut stupéfaite de reconnaître le rebelle qui avait tenté de franchir son territoire quelques jours plus tôt. - Je n'ai aucune envie de te tuer, dit-il encore avec douceur. Puis, il se dégagea, libérant ainsi le corps frêle et tremblant de crainte de la belle louve blanche. Celle-ci, encore très effrayée, se redressa lentement. Comme le loup se contentait de l'observer tranquillement sans la moindre lueur d'agressivité dans son regard, elle finit par lui accorder un peu de sa confiance en se laissant renifler le visage, question de gentiment faire connaissance. À son tour, Adella osa plonger son fin museau dans la fourrure du grand loup pour y découvrir une toute nouvelle odeur. À quelque part, elle identifia la senteur du sang où une plaie profonde était en train de cicatriser sous ses poils. Reconnaissant la trace d'une morsure, elle devina qu'il s'était battu avec beaucoup de violence. Même que sur son flanc droit étaient marquées d'anciennes balafres d'où le pelage avait cessé de pousser. - Qui es-tu ? l'interrogea-t-elle finalement. - Un simple guerrier, lui répondit-il. - Que viens-tu faire dans cette forêt ? Tu traques ma piste depuis longtemps ? s'enquit-elle encore, soudain saisie de nouveau par la méfiance. - Je te surveilles depuis un moment, c'est vrai, avoua-t-il en replongeant ses yeux violets dans ceux d'Adella. Ne t'inquiète pas, je ne faisais que m'assurer qu'il ne t'arrive rien dans cet endroit sombre et dangereux. Ne devrais-tu pas être en train de dormir paisiblement auprès de ta famille, d'ailleurs ? La jeune louve se contenta de gronder légèrement, cette fois choquée d'avoir été ainsi surveillée par cet inconnu. - Je n'ai besoin de personne pour veiller sur moi et je me débrouille très bien toute seule.
- J'imagine que tu étais en parfaite mesure de vaincre un ennemi de ma taille, beauté, lui dit-il sur un ton moqueur habillé d'une arrogance dérangeante. Offusquée par la manière qu'il avait de la traiter de moins que rien, Adella recommença à lui grogner à la figure avec plus d'audace que jamais. Tant pis s'il la remettait à terre. - Est-ce ma faute si tu avances vers moi sans prévenir pour ensuite me sauter à la gorge ? Que me veux-tu, enfin ? lui lança-t-elle. - Un loup doit savoir anticiper, dit-il encore, cet fois avec plus de sérieux. Je ne te veux pas de mal, bien au contraire, ma mignonne. Tout ce que je désire, c'est que tu m'accordes un peu plus de confiance. Je sais, les solitaires semblent tous dangereux et imprévisibles, mais ils connaissent mieux que personne les secrets de la forêt. Je pourrais t'emmener voir tout ce que tu veux, lui proposa l'étranger. Adella s'arrêta un instant, puis renonça catégoriquement. - Je ne suis pas intéressée, déclara-t-elle en soutenant son regard. - Alors j'imagine que cette balade nocturne n'est rien d'autre qu'une perte de temps. - Je n'ai pas besoin d'un étranger pour me dire quoi faire, rétorqua-t-elle encore, dérangée. - Tu dis cela parce que tu ne me connais pas, insista le loup. Je suis prêt à t'offrir une vie meilleure, où tu seras libre d'aller partout. Ce ne sera pas ton père qui m'en empêchera. Adella continua son chemin et fit mine d'ignorer ce qu'il disait. Partagée entre la peur et la détermination, elle jugea la décision plus sage de retrouver son clan, et vite. Sans s'attarder plus longtemps sur le rythme de ses pas, elle continua jusqu'à proximité des montagnes de son territoire. Là-bas, elle se retourna une dernière fois pour vérifier que le jeune guerrier soit bel et bien disparu dans son dos et fut soulagée de constater qu'il ne l'avait pas suivie. Dans un soupir de soulagement et de grande fatigue, elle entama la petite distance qui lui restait à franchir entre les rocheuses avant de s'introduire sur les terres de son clan. S'allongeant sur le sol rocailleux, elle s'endormit sous les ronflements de tous les autres loups qui ne s'étaient aperçus de rien. Dans une toute dernière pensée, elle revit le visage du grand loup qu'elle venait de croiser avec un sentiment d'inquiétude. Ce solitaire tenterait-il de la revoir ? Puis, une autre question lui traversa l'esprit : devrait-t-elle avoir confiance en lui ou alors s'en méfier ?