Au coucher du soleil, un groupe de six loups rapides et bâtis pour la chasse se préparaient à partir. Farabelle se tenait à leur tête et annonçait le départ de l'aventure. Adella avait été très bien accueillie par tous et avait hâte de vivre une toute nouvelle expérience, comme celles des histoires captivantes des chasseurs. - Nous prendrons le chemin qui nous mènera à deux ou trois clairières de là, car de bonnes proies nous attendent là-bas, déclara la chef. Vous deux, il sera très important que vous restiez avec mademoiselle. Assurez-vous qu'elle suive le groupe et qu'elle ne s'éloigne pas trop du sentier, ajouta-t-elle en désignant les deux premiers éclaireurs du rang qui se tenaient près d'Adella. À un rythme tranquille au creux de la pénombre, le groupe avançait à pas furtifs le long de la vallée. Bientôt, ils allaient rejoindre la belle et grande clairière où les cervidés se reposaient. Lorsque les feuillus montrèrent enfin le bout de leurs branches dénudées, pas encore remises de l'hiver, et que celles épineuses chez plusieurs conifères furent visibles en nombre effarant, une fraîcheur particulière vint chatouiller les sens en éveil de la jeune Adella. Des odeurs à la fois familières et étrangères faisaient leur apparition. Devant l'émerveillement de la louve blanche, le loup qui l'accompagnait à sa droite fut drôlement intrigué. - Tu n'es jamais entrée dans ce genre de forêt ? l'interrogea-t-il. - Jamais, confirma-t-elle. Je ne quitte pas souvent les frontières, en fait. C'était un peu honteux de devoir admettre qu'elle était presque adulte et qu'elle n'avait jamais découvert cet endroit merveilleux, le cœur même de la région où elle vivait. - Ne t'en fait pas, Adella. Nous aurons encore plusieurs occasions pour te faire découvrir la nature dans ses moindres détails, ajouta Farabelle qui avait glissé une oreille fine dans leur brève conversation. À peine eu-t-elle parlé que, déjà, la trace d'un sabot imprégnée dans la boue attira son attention. Elle fit faire une halte à tout le groupe avant de donner les directives. - Josh, suis la piste avec discrétion. Rex et Mambo te suivront, ordonna-t-elle. Sans hésiter, Josh, celui qui semblait le plus expérimenté et qui venait à peine d'échanger quelques mots avec Adella, alla se dissimuler au travers les nombreux troncs d'arbres pendant que les deux autres le suivait. À partir de cet instant, tout se mit à défiler rapidement sous les yeux de la jeune apprentie. Farabelle se dispersa avec la deuxième division qui s'éloigna à toute vitesse dans les bois. Seul un éclaireur demeura témoin en place à côté de la louve blanche pour jouer le garde du corps, ce qui semblait d'ailleurs l'ennuyer. Pour cette première expérience, il était préférable qu'elle ne soit pas seule. - Qu'est-ce qu'on attend ? lui demanda Adella, impatiente de voir ce qui allait se passer. - Suis-moi, répondit-il au bout d'un moment. Il vaut mieux ne pas être un embarras pour les autres chasseurs. On risquerait d'effrayer les cerfs. Après quelques pas à travers la végétation froide et décolorée, les deux loups se retrouvèrent finalement à une distance raisonnable du troupeau d'herbivores, là où ils purent observer le feu de l'action se dérouler sous leurs yeux. D'un côté bondit Josh avec agilité pour faire peur à l'individu le plus faible de la harde. Trahi par sa patte meurtrie et sa cadence ralentie, ce dernier s'enfuit de peine et de misère en essayant de rejoindre son groupe qui s'éloignait déjà à toute allure. Surgissant de nulle part, Farabelle et les autres attaquèrent la victime sur le flanc et les pattes arrières. Les chasseurs exécutèrent des sauts avec leurs puissantes pattes, usèrent de leurs griffes tranchantes et enfoncèrent leurs crocs pointus jusqu'à ce que mort s'en suive. C'était cruel, mais fascinant à observer lorsqu'on prenait le temps de remarquer les détails de leurs mouvements exécutés avec une grande précision. S'ils commettaient la moindre erreur, ils risquaient de se faire solidement assommer par les sabots du cerf. Une fois la chasse terminée, tous mangèrent à leur faim et abandonnèrent les restes aux autres charognards. La jeune louve blanche avait le cœur qui battait joyeusement et était plus que satisfaite de son excursion. Le goût de cette viande savoureuse lui revenait sans cesse en mémoire et si elle ne s'était pas arrêtée, elle en aurait mangé toute la soirée. Cependant, toute bonne chose ayant une fin, le temps fut venu de regagner le territoire pour y passer la nuit. Sur le chemin du retour, Adella discuta longuement avec Josh et le « garde du corps » qui se tenaient à ses côtés. Elle était fascinée par leur talent de chasseur et espérait un jour avoir le même. Soudain, à l'insu des éclaireurs qui menaient la marche, apparut une ombre étrange derrière un imposant tronc d'arbre. Des prunelles mauves se mirent à briller de malice, contrastant avec l'obscurité. Un regard qui se fixa sur elle avec des allures mystérieuses et inquiétantes. Cette présence en train de l'épier, Adella s'en souvenait. Ces yeux sombres qui lui disaient : « Je suis prêt à t'offrir une vie meilleure, où tu seras libre d'aller partout. Fais-moi confiance. » Elle n'avait aucunement besoin de lui pour se sentir libre, car elle s'en sortait déjà très bien jusque-là. Soutenant son regard parsemé de mystères, elle démontra par ses propres iris bleutées quelque chose de très clair : « Vas-t'en loin d'ici. » Poursuivant sa promenade la tête haute, Adella abandonna derrière elle cet inconnu, en espérant ardemment ne plus jamais le recroiser. Les six chasseurs ne s'étaient pas aperçus de cet échange de regards entre les deux loups. Néanmoins, Farabelle, dont les sens étaient très aiguisés, n'avait pas réellement ignoré cet individu dont l'attention particulière était rivée sur la jeune louve. Malgré tout, elle fit mine de n'avoir rien vu pour éviter de distraire les éclaireurs. Mieux vaudrait qu'ils demeurent en dehors de ça. Une fois de retour au centre des montagnes, Adella croisa son père qui l'observa avec soulagement, car tout semblait s'être bien passé. Il fut aussitôt ébloui par son regard brillant et comblé de bonheur. Sans attendre sa permission, la belle louve frotta sa tête contre la sienne pour exprimer toute son affection. - Merci de m'avoir laissé explorer les environs, ça m'a fait du bien, lui dit-elle, très sincère. Lorsqu'elle alla s'allonger à l'écart pour dormir un peu, Denver ne put s'empêcher de se retourner vers Farabelle pour lui dévoiler un air reconnaissant. - Tu avais raison. Elle a vraiment besoin de s'évader et d'apprendre, avoua-t-il légèrement à contrecœur. - J'ai toujours raison, affirma la lieutenante d'un ton qui manquait de sérieux. Avec un peu d'entraînement, elle sera excellente à la chasse, ajouta-t-elle en regardant Adella qui dormait déjà. Puis, après quelques échanges banals qui ne durèrent pas très longtemps, l'alpha et son second se quittèrent pour aller dormir à leur tour. Farabelle alla s'allonger non loin de la jeune louve blanche, guidée par un étrange pressentiment. Comme si, quelque part, une ombre rôdait et n'attendait que l'instant propice pour se jeter sur l'inoffensive Adella. Plus tard, elle repensa à ce loup avec ses yeux mauves malicieux et son regard fixé dans celui de la jeune louve blanche, comme s'ils se connaissaient. Au lendemain, la lieutenante n'hésita pas à entrer dans le sujet auprès de sa protégée. À l'écart des autres loups, en toute confidence, elle avoua avoir remarqué l'étrange individu dont toute l'attention semblait rivée sur elle. Cependant, Adella renonça à fournir plus d'informations de peur d'être dénoncée à son père. Elle se ferait sévèrement réprimander pour avoir franchi les frontières sans permission ce soir-là et pour s'être laissée approcher par un solitaire qui aurait très bien pu la traiter sans pitié. Devinant instinctivement ce qu'elle avait à cacher, Farabelle n'insista pas. - Saches seulement que ce loup continuera de rôder autour de toi tant et aussi longtemps que tu ne l'auras pas chassé dans les règles. D'après ce que j'ai vu, il est profondément attiré par toi. Un seul regard et il est déterminé à tenter le tout pour le tout, lui dit-elle. - De toute façon, il est hors de question qu'il m'approche de nouveau. Je ne me laisserai pas avoir aussi facilement par le charme d'un rebelle, déclara Adella, bien décidée. - Le charme est une chose, mais l'entêtement d'un guerrier en est une toute autre, reprit Farabelle d'un air grave. Lorsqu'un solitaire désire la louve d'un autre clan, rien ne peut l'arrêter. Affronter un alpha ne lui fait pas peur et il se bat jusqu'à ce qu'on lui cède celle qu'il réclame, ou c'est l'affrontement mortel. Il est possible que l'alpha soit tué. Adella sembla soudain réaliser à quel point la situation avait pris de l'ampleur et sentit un terrible remord l'envahir, mêlé à de la honte face à l'erreur qu'elle venait de commettre en quittant le territoire. Elle avait du même coup désobéi à son père, l'autre nuit. Il fallait absolument empêcher que la situation dégénère davantage. - Si tu veux qu'il demeure loin d'ici, loin de toi et de ton père, il faudra que tu te montres plus autoritaire à son égard, mais surtout, il faudra que tu chasses ta peur qui lui procure un pouvoir sur toi et qui pourrais t'empêcher de bien te défendre, poursuivit la lieutenante. - Je n'ai pas peur de lui, rétorqua la jeune louve. - La peur qu'il te veuille du mal, qu'il t'attaque à l'improviste... n'essaie pas de me faire croire que tu ne l'as jamais ressentie face à lui. Adella mit un moment avant de répondre, inquiète de ce qui pouvait se produire si elle ne faisait rien pour arranger les choses. - Oui, j'étais effrayée, avoua-t-elle finalement. Mais vous comprenez sans doute, lieutenante, que je ne peux faire autrement que de me persuader du contraire pour réparer mes erreurs. - Pour ça, ma belle, il faudra que tu t'entraînes. Le plaisir de t'enseigner me suffira en échange de précieuses techniques qui pourront t'être utiles. Ne pouvant faire autrement pour remédier à ce qui était en train de se produire, Adella acquiesça. - Entendu.
