Ilia Jasonus

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Chapitre 12.

Nous nous retrouvâmes les trois, à l'étroit dans la cuisine exiguë de notre bateau. Pélias avait ajouté un tabouret à la table pour se mettre dessus et nous avait laissé nous asseoir face à face sur les chaises. Comme si nous recevions une invité et que tout était normal, je fis bouillir de l'eau et préparais du thé. Les feuilles vertes séchées conservables durant des mois avaient elles aussi eu leur place dans la réserve. Il y avait deux jolis bocaux transparents posés sur une étagère, l'un sentait le thé vert pur, l'autre était parfumé plus délicatement d'un arôme que je pensais être celui de la rose. Je me disais que Naeresa aurait aimé goûter ce dernier, la rose rouge était sa fleur préférée.

Je choisis celui-là et le versai dans la théière bouillante. En faisant coulé l'eau dans les trois tasses, je vis qu'elle prit une couleur verte claire, clairsemée de fines pétales roses et rouges qui s'étaient glissées à travers le filtre. Nous restâmes silencieux un moment, moi, à contempler la vapeur de l'eau chaude se tortiller en sortant de ma tasse, Samia et Pélias eux, à fixer la mer à travers les vitres rectangulaires qui se trouvaient devant notre table. Nous n'étions pas gênés, je crois que personne ne savait par où commencer et que cette scène, qui semblait banale, dénotait avec la violence des événements récents. Je crois même pouvoir dire que nous savourions ce moment calme et ordinaire.

-J'aime beaucoup le thé, merci, dit Samia en regardant sa tasse en souriant.

-Ça me manquait.

En disant cela, elle reposa ses yeux sur l'étendue d'eau derrière la vitre. Elle semblait beaucoup plus apaisée que tout à l'heure.

-Samia, tu ne nous as pas dit où tu allais ? Quelle est cette île dont tu parlais ?

Son sourire s'évanouit et elle fronça ses sourcils, montrant qu'elle se concentrait. Son visage reprit sa froideur d'avant.

-Je n'en suis pas sûre mais... Je vous explique. C'est vrai, je viens d'une famille qu'on peut qualifier "d'avantagée". En fait, mon père a fait fortune dans le bois, il possède des forêts et le gouvernement a payé cher pour en profiter, sachant qu'il ne reste plus tant d'arbres que ça sur terre.

En réalité, je n'en savais rien. J'avais vécu au monastère toute ma vie et je n'en étais jamais sortie. Il y avait un large parc autour de celui-ci, même une forêt épaisse. Je ne pensais pas que c'était particulièrement exceptionnel. Je lui expliquais, ce à quoi elle répondit :

-Les monastères sont pour la plupart très riches parce que la religion est soutenue par l'état. Ils ont souvent beaucoup d'arbres autour d'eux pour leur apporter de la fraîcheur et de l'oxygène, alors que le reste de la population grille sous le soleil. Mais ça, c'est une autre histoire. Bref, quelques mois avant le déluge, sans vraiment d'explication, nous avons reçu ce sous-marin. Le gouvernement disait que c'était un cadeau pour la production de mon père. C'est vrai qu'il avait fourni énormément de bois ces derniers temps, sûrement pour bâtir tous ces bateaux et la ville sous-mer.

Elle marqua une pause et ajouta avec un rire sarcastique :

-Si ça se trouve, votre bateau a été fait avec le bois de mon père.

Cette pensée me provoqua un frisson.

-Alors, pourquoi tes parents sont-ils morts ? demanda Pélias, de façon un peu trop insensible à mon avis.

-Je crois qu'il n'y a pas tant de place que ça dans cette ville. Je pense que quand ils se sont rendu compte qu'il fallait que moins de personne survive, ils ont fait des choix sur qui était vraiment important ou non. Un bûcheron sans forêt, même riche, à quoi ça sert n'est-ce pas ? Je suis presque sûre que les autres savaient la date et même l'heure exacte de la catastrophe, nous, non.

Elle marqua une pause et continua :

-Biens sûr, cela faisait des mois, des années même, que les moines et autres religieux prêchaient dans la rue que le déluge, ou comme ils disaient "la punition", venait. Mais je ne les croyais pas et je ne les crois toujours pas maintenant.

-Le gouvernement aurait pu vous envoyer un sous-marin à titre préventif en voyant peut-être certain phénomène naturel qui aurait pu prédire que quelque chose se préparait, sans savoir le moment exact de sa venue, dis-je en me voulant rassurante.

-Aurora, Dieu n'existe pas, qui d'autre aurait pu faire ça à ton avis ?

La colère dans ses yeux me glaça. Je sais que cette colère n'était pas contre moi, mais je me sentais quand même coupable. J'avais grandi toute ma vie dans un monastère, je n'avais aucune preuve que Dieu existe, mais je croyais en une forme supérieur que je ne pouvais pas définir. Son opinion radicale sur le sujet me déstabilisa.

-Et si c'était la terre qui s'était vengée ?

Samia le regarda, sans voix.

-Tu l'as dit toi-même, il n'y avait même presque plus d'arbres, et il y avait bien d'autres problèmes. Je sais que notre planète était en train de mourir, peut-être que la nature a empêché une bonne fois pour toute que nous continuons.

-Alors, comment expliques tu que certains ait eu la bonne idée de construire une ville sous-marine juste à ce moment là ? cingla Samia.

-Cette ville n'existe peut-être même pas.

-Tu sais bien que si. Toi aussi,tu as les plans pour la rejoindre dans ton bateau, à moins que tu ne les aies pas encore trouvés ?

Pélias ne répondit rien à cela. Elle marquait un point.

-Vous ne voyez pas à quel point tout a été prévu ? Planifié dans les moindres détails ? C'est l'œuvre humaine, je vous le répète.

Je déglutis un coup, la gorge nouée. Samia reprit :

-Juste avant le déluge, une annonce est passée à la télé : un groupe de personne qui travaillait dans les bâtiments confidentiels du gouvernement avaient disparus. Il était bien souligné que ces personnes étaient dangereuses et qu'il fallait absolument les retrouver. Moi, je pense que ces gens sont allés à un autre endroit en sécurité, ailleurs que cette ville. Qu'ils savaient ce qui allait se passer parce qu'ils travaillaient avec ceux qui orchestraient tout.

-Mais comment tu sais que c'est une île ? demandais-je, fascinée par cette histoire mystérieuse.

-Parce que, encore avant ça, mon père avait reçu une commande énigmatique demandant plusieurs caisses de bois, non taillés, les branches encore sur le tronc. Comme ce genre de demande n'était pas commune, mon père demanda à l'homme ce qu'il allait en faire. Apparemment, il répondit en rigolant que c'était pour son île privée. Il y a peu de familles très riches, au point d'avoir une île, ici. Et pourtant, mon père ne l'a pas reconnu. Mes parents les connaissent tous. Surtout que c'est le seul fournisseur de bois du pays et qu'ils vont tous chez lui pour avoir leur stock ou construire des meubles luxueux.

-N'y avait-il pas une photo sur l'annonce de recherche qui aurait permis à ton père de l'identifier ?

-Si, mais l'homme en question l'a appelé, il n'est jamais venu en personne. Le nom qu'il a donné pour passer la commande est un nom qui nous est totalement inconnu et mon père a dit qu'il n'avait jamais entendu cette voix avant. Je n'avais pas spécialement fait attention sur le coup, mais maintenant, je trouve ça évident.

-Quel nom a t'il donné ?

-Ilia Jasonus, je crois.

Pélias sursauta.

-Jasonus ? Comme Jason ?

-Oui, peut-être, pourquoi ? demanda Samia, confuse de voir Pélias aussi mouvementé.

-C'est juste une coïncidence... Mais dans la mythologie grecque, Pélias se fait tuer par Jason. Alors, je suis un peu surpris, c'est tout.

-C'est Jasonus de toute façon, pas Jason. Alors ne t'emballe pas pour ça. Les noms mythologiques ont été à la mode il y a vingt ans apparemment.

Pélias hocha la tête et se reperdit dans l'horizon, l'air songeur.

Une tendance à flotterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant