#13 - LOUISE

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Julien dévisage Cons avec le regard de celui qui a été trahi. Il n'avait jamais envisagé que son meilleur ami de toujours puisse sortir de son champ-de-vision, de la ville dans laquelle il habite, de sa vie. Il lui semblait que Cons avait toujours été là, présent, dans un très grand coin de son existence, peut-être le coin le plus important. Julien voyait Cons comme un enfant voit son parent aux premières années, comme une semi-divinité qui peut faire des erreurs, mais qui ne peut pas disparaître.

Désarçonné, la bouche entrouverte, bourrée de mots qui s'étouffent et s'étranglent les uns les autres, il observe le sourire encourageant d'Estéban et l'entend dire :

— Mec, je suis super fier de toi ! Arbre ou pas, ils vont t'adorer ! T'as un pur talent.

— Merci.

Cons sourit faux. Il guette Julien, obnubilé par la réaction qui ne vient pas, par ses airs perdus, par l'amour qu'il lit pour la première fois avec une telle intensité, pour la première fois en dix ans, seulement quand il décide de partir.

— La première nocturne de l'opus neuf, joue-leur ça.

— De Chopin ? demande Cons sans être tout à fait sûr d'avoir bien entendu son ami. Il aurait pu dire : « Hein ? », le ton, l'intention, tout aurait sonné exactement pareil.

Julien l'avait écouté tout ce temps. Il avait retenu tout ce qu'il avait joué. Peut-être même avait-il ressenti quelque chose, alors qu'il prétendait être insensible.

— Ouais, joue-leur ça. T'arrives à remonter le temps quand tu joues ça.

Cons sent ses larmes monter, puis s'échapper en même temps que celles de Julien. Il ne l'a pas vu pleurer souvent, peut-être une fois ou deux, et seulement de rage. Il n'a pas besoin de lui demander pour savoir que ces larmes-ci sont des larmes de chagrin.

— Je ne veux pas que tu t'en ailles, bafouille Julien.

Il s'essuie les yeux comme un enfant bouleversé, éperdu. Sa voix assurée s'est réduite à un murmure aigu qui fait culpabiliser Cons. Il se dit que, dans le fond, il a peut-être pris cette décision pour faire réagir Julien, pour lui montrer que, lui aussi, il pouvait disparaître, et que ça serait bien plus douloureux que le départ de Louise. Il se dit que ses intentions sont mauvaises, qu'il fait seulement semblant d'être gentil, qu'il pouvait bien se douter que la chose ne passerait pas, qu'il se moque pas mal de son avenir, et qu'il n'y a que Julien qui compte, qui a toujours compté.

— C'est seulement un concours... Je ne serai sans doute pas pris.

— Bien-sûr que si.

Julien se mord les lèvres pour se retenir de pleurer, les mains bien crispées l'une contre l'autre. Ses larmes coulent sur ses joues. Sa poitrine se soulève. Estéban lit dans les yeux mouillés de Cons que, loin d'avoir anticipé la réaction de Julien, il ne sait plus quoi dire pour le rassurer, alors il tente :

— Quand bien même il réussirait le concours, on est à cinquante minutes de Paris en train.

— Oui... Je rentrerai souvent le week-end. Ce ne sera pas si différent.

— Pas si différent, excepté nos déjeuners ensemble, les soirées inopinées qu'on passe l'un chez l'autre, les sorties qu'on fait... Ça va tout changer.

Julien manque d'éclater en sanglot, se retient à la dernière seconde, sent sa gorge le brûler et se serrer, puis il laisse échapper un soupir trempé de larmes.

— Oui, admet Cons. Ça va changer... Je suis désolé, Ju.

Comme il sent Cons sur le point de rebrousser chemin et d'abandonner, Julien respire de nouveau et tente de se calmer. Il se blottit contre Estéban, qui a passé son bras autour de ses épaules et l'observe avec compassion, puis dit :

On s'était dit qu'on préférait les fillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant