1. Cœur du désert

150 11 20
                                    


   La ville d'Abraca était la plus importante du pays d'Arabie. Pas seulement parce qu'elle abritait le palais de la famille royale, aussi parce qu'elle était au beau milieu du désert, telle une gigantesque et harmonieuse oasis. Vieille de plusieurs centenaires, elle accueillait les voyageurs du monde entier, les marchands les plus réputés, les foyers les plus aisés et les bandits les plus perfides. Chacun pouvait affirmer que tous trouvaient leur bonheur dans cette magnifique cité et qu'il était difficile d'en partir. Et c'est ici que vivait notre héroïne, la plus gentille des personnes, au nom d'Alijah.

Alijah était née dans cette ville et ne connut jamais ceux qui la mirent au monde et la nommèrent. Moi je le sais. Ainsi ce qu'ils sont devenus. Mais le révéler n'apporterait rien à l'histoire alors passons.

Alijah fut abandonnée bébé à un orphelinat qui était tenue par d'acariâtres vieilles femmes. Elles faisaient travailler les enfants dont elles avaient la garde, les exploitaient du lever jusqu'au coucher du soleil. Les petits malheureux devaient tous les jours nettoyer le bâtiment de fond en comble, faire les lessives, aller puiser l'eau au puits, s'occuper des récoltes, assister aux cuisines... Et lorsqu'une tâche n'était pas bien faite ou que le linge n'était pas rentré assez rapidement, les enfants étaient battus et privés de souper. Comme tous les autres, Alijah fut maltraitée et n'eut jamais accès à l'éducation. Elle resta dans ce terrible endroit jusqu'à ce qu'elle atteigne l'âge de réaliser que personne ne viendra jamais la sortir d'ici et qu'elle ne pouvait compter que sur elle-même. 

Elle avait une dizaine d'années quand elle s'enfuit. Elle s'enfuit de cet enfer... Pour affronter celui de la rue. Sans la moindre idée de comment survivre, seule, dans cette immense ville, elle commença à mendier,à chaparder sur des étales de marché mal surveillées...

Avec les années, elle devint de plus en plus habile et détroussa plus rapidement de riches touristes. Ses cibles étaient toujours de malhonnêtes personnes ou des marchands peu scrupuleux qui arnaquaient les promeneurs. Elle les observait de loin, puis s'approchait, faisait lentement leur tour, chapardait quelques pièces dans leurs bourses ou un fruit et s'éloignait promptement. C'est ainsi qu'elle opérait. Souvent, elle se servait par terre, ramassait un ghotab ou un pain tombé depuis deux heures d'un étalage et l'engloutissait en courant, chassée par le vendeur.

Elle vivait au dernier étage d'un bâtiment délabré aux abords du centre-ville, près de la muraille protégeant Abraca. C'était là un repaire pour les pauvres âmes abandonnées ou les criminels recherchés, éloigné de tout, avec des fissures partout, seulement éclairé par les levers et couchers de soleil. Par sûreté, Alijah s'était clandestinement installée dans la plus haute partie, difficile d'accès, à moins d'apprécier l'escalade. Le toit y était à moitié effondré. L'endroit était isolé avec des vieux tapis cloués aux murs et des rideaux aux encadrements des fenêtres. Dans un coin, notre jeune héroïne y avait mis un énorme coussin, sur lequel elle avait entassé au fil des années des couvertures toutes plus fines et trouées les unes que les autres trouvées dans la rue, où elle dormait. Elle n'était pas très douée en travaux manuels, ce qu'elle récupérait dans la rue ou les poubelles, elle ne le rafistolait pas. Dans son foyer, il y avait aussi une petite table, quelques corbeilles, une grande écuelle, un sac en tissu rempli de dattes, des cruches d'eau de pluie, des boîtes, des étoffes abîmées, de la corde, des morceaux de miroir et autres petits objets qu'elle trouvait jolis, comme des couverts. Cela lui suffisait. De plus, elle avait une vue imprenable sur le désert, d'un côté, et sur l'immense palais royal, de l'autre. C'était ce qu'elle préférait dans ce lieu. Elle s'y sentait bien. Normal, elle n'avait jamais rien connu d'autre. Au moins, ici, personne ne lui disait quoi faire. Personne pour lui dire où aller, pour lui hurler dessus, la frapper, l'affamer, lui donner des ordres. C'était toujours mieux que l'orphelinat d'où elle venait. Ici, elle était libre. Elle vivait une vie de liberté. Personne ne pouvait le lui enlever.

Elle était aussi libre que pauvre et connaissait sa chance.

Mais elle ne vivait pas seule. Adolescente, elle avait sauvé la vie d'un sapajou ; ce dernier venait d'une troupe d'un cirque ambulant à qui il en faisait voir de toutes les couleurs, incapable de refaire devant un public les acrobaties qu'il avait répété des semaines auparavant. Il rendait fou ses dresseurs, les humiliait... Un soir, alors que la troupe se produisait devant les portes du palais, le petit singe n'avait tout simplement pas envie d'exécuter ses sauts et se contentait de tourner le dos à ses partenaires, faisant s'esclaffer les enfants venus admirer le cirque. Le dirigeant, n'en pouvant plus, avait saisi son fouet sans attendre la fin de représentation et s'était préparé à lui flanquer la correction qu'il méritait ! Mais Alijah, qui ne savait que trop bien ce qu'était la maltraitance, avait bondi pour le protéger et s'était reçue le coup sur le ventre ! Le singe trouva en elle une issue et grimpa sur ses épaules. Alors que le dirigeant allait le lui arracher, Alijah s'enfuit ! Quelques clowns essayèrent de la poursuivre mais elle était trop vive et, bien que blessée, les sema en un instant ! Elle avait ramené le singe en lieu sûr, chez elle, et il n'en était jamais reparti.

Depuis, les deux étaient inséparables et Alijah avait nommé son nouvel ami Nobu. Cet animal était une vraie saloperie ! Paresseux, jaloux, il mangeait comme quatre, crachait partout, tripotait tout ce qui brillait, estimait que tout lui était du, n'éprouvait aucune reconnaissance envers sa sauveuse qui s'attirait les foudres de maintes commerçants par sa faute... Car Alijah n'avait pas que des amis (si l'on peut considérer le singe comme un ami) : à force de rôder et de voler dans les rues, les gardes d'Abraca -la police de la cité «chargée de la maintenance de la paix et du bon fonctionnement de je-ne-sais-plus-quoi»- l'avait repérée et la pourchassait dès qu'elle apparaissait dans leur champ de vision ! Elle devait sans cesse fuir, se cacher, ruser... Une sortie pour tenter de dénicher un repas par jour se transformait en véritable chasse à travers la ville !

La pauvre, la pure, la douce enfant.

Personne n'aurait imaginé le destin qui attendait cette jeune femme, sans famille, à la peau inégalement bronzée, toujours vêtue en haillons, aux longs cheveux secs toujours tressés, incapable d'écrire autre mot que son prénom...

Comme on dit de nos jours : «Méfiez-vous des apparences.»...

Les gens ne voyaient en elle qu'une mendiante, une voleuse, une bagarreuse provocante...


Pourtant, avec un peu d'attention, quelque chose dans sa manière d'être aurait pu le présager, ce fabuleux destin qui l'attendait ; malgré les difficultés de sa situation, elle ne se plaignait pas, ne perdait jamais son sourire, elle se souciait des plus pauvres et avait parfaitement conscience qu'elle n'était point la plus démunie. Il y avait une certaine grâce dans ses mouvements, une sincérité dans son regard, de la dignité dans sa posture. Au contraire de son andouille de compagnon, elle n'hésitait jamais à offrir son maigre repas à des enfants errants et à s'abstenir de voler des préparations qui avaient demandé beaucoup de travail.


Oui, ainsi fut la jeunesse de celle qui deviendrait la plus grande des sultanes.




«... L'amour et l'espoir brûlent en moi...»

Alijah et la lampe merveilleuse  🧞‍♂️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant