19 - Dernière mélodie (fin)

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You need chaos
In your soul
To give birth to
A dancing
Star
Friedich Nietzche

La vieille porte grinça sinistrement, signe que cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas été ouverte. L'intérieur sentait légèrement le renfermé, un air gorgé de vieux souvenirs et de passé perdu. Narcissa eut l'impression qu'elle était la première à entrer depuis des siècles. Plusieurs particules de poussière s'animèrent à son passage, dansant dans le vide silencieux de la pièce. La lumière ne passait pas à travers les épais rideaux verts qui couvraient les hautes fenêtres, aussi Narcissa s'y dirigea, s'empara du tissu et tira la première de toutes ses forces. Les rayons du soleil se déversèrent dans la salle et aveuglèrent un instant la jeune sorcière. Après s'être habituée à ce flot de lumière, elle fit de même avec les trois autres fenêtres et se tourna vers le seul élément pour lequel elle était venue.

Le grand piano à queue noir s'imposait par lui-même au milieu, demeurant fier sous la couche de poussière grise qui le recouvrait. Narcissa passa un doigt sur le meuble de vernis noir, délaissant derrière une trace plus sombre. Un léger sourire décora ses lèvres. Lucius ne savait même pas où se trouvait l'antique piano, et elle avait dû partir elle-même à la recherche de l'instrument. Cette pièce était la dernière qui contenait son trésor.

Elle passa une main à plat sur le tabouret, assombrissant le cuir noir. Calmement, elle s'y assit et inspira profondément. Elle s'empara de la petite clef noire qu'elle avait trouvée dans le bureau de son époux et l'inséra dans la fine serrure. En un léger cliquetis, le verrou se déverrouilla et elle releva le couvercle noir, dévoilant le long clavier en ébène et ivoire. Aucune poussière ne s'était insérée entre elles, comme protégées contre toutes les tempêtes du temps. Elle posa délicatement ses doigts dessus, légèrement tremblants.

La dernière fois qu'elle avait réalisé ce geste, elle se trouvait encore à Poudlard.

Une note résonna, ce qui lui permit de test la résonance de l'objet. Le son percuta un mur à un autre, vibrant de son plein et ramenant à Narcissa de vieux souvenirs enfouis. En fermant les yeux, elle pouvait encore imaginer les tapisseries verdâtres de la Salle Commune Serpentard, les rangées de livres aux reliures de cuir posées sur les petites étagères en bois de chêne. Elle revoyait encore les sofas en velours verts, sentait toujours l'odeur du feu crépitant dans l'âtre et les effluves de diverses potions apportées par les élèves. Dans un coin, Evan, Aurbun, Corban et Augustus riaient entre eux, Lucius et Avery étaient absorbées dans une discussion qui paraissait des plus passionnantes.

Elle pouvait aussi revoir Andromeda, plongée dans la lecture d'un livre du dix-huitième siècle, quelques mèches lui tombant devant le visage et ses yeux parcourant rapidement les lignes infinies. En cherchant encore plus loin dans ses souvenirs, elle y vit Bellatrix, qui observait le paysage aquatique du lac derrière une des grandes fenêtres, puis Rabastan derrière qui la dévorait du regard.

Narcissa aurait tout donné pour retourner à cette époque. Le temps où la douleur n'était qu'un mot insignifiant, où le centre de ses préoccupations était ses notes en sortilèges. Le temps où Aurbun n'était qu'un simple ami, Lucius une âme jumelle s'absentant souvent. Le temps où elle avait encore des sœurs.

Aujourd'hui, Narcissa était seule. De tout ce petit monde qu'elle connaissait depuis toujours, il n'y avait eu qu'elle et Lucius qui étaient sortis indemnes. La guerre leur avait tout pris, et laissé dans leur cœur des blessures profondes. Elle se plaisait à dire qu'elle était heureuse, qu'elle avait tout pour l'être, mais elle ressentait au fond d'elle ce manque, ce vide qu'avaient laissé les personnes qu'elle aimait en partant. Aussi, elle tentait d'être plus présente pour son fils, afin de ne pas reproduire la même erreur qu'eux. Lucius disait qu'elle s'y attachait beaucoup trop, et finirait par en souffrir, mais Narcissa en avait besoin. Le vide en elle ne demandait qu'à être comblé, et ne pouvant ramener les morts à la vie, elle se contentait de l'ignorer. Drago était ainsi devenu le centre de son monde, sa lumière la guidant dans l'obscurité. La nature l'avait privé d'un second enfant, aussi offrait-elle toute son attention et sa tendresse à son unique fils. Il était tout ce qui lui restait.

Inspirant profondément, elle posa délicatement ses mains sur les touches en ivoire. Elle ne savait pas vraiment si elle était prête. Si elle se sentait capable de la rejouer, maintenant que tout avait changé.

Mais pour une fois, Narcissa écouta son cœur. Alors, ses doigts appuyèrent sur les premières touches blanches au son clair, et la Sérénade de Schubert emplit la pièce de vieux souvenirs.

À ses côtés, elle sentit Aurbun l'accompagner. Un sourire aux lèvres, le dos droit, il faisait courir ses doigts exactement comme elle le faisait, l'accompagnant dans la douce et mélancolique musique. Son pied activa la pédale forte et le son qui sortit se prolongea, dévoilant le moindre sentiment nostalgique qui s'échappait de ses gestes. La résonance augmenta, relevant l'intégralité des étouffoirs et laissant les cordes vibrer librement. Dans un coin sombre de la pièce, Evan les observait, son habituel sourire moqueur illuminant son visage. Tout en pensant à eux, Narcissa se surprit à ne pas avoir mal : leur disparition était quelque chose auquel elle s'était habituée au fil des années. Elle se pensait parfois anesthésiée à la mort, invulnérable à la tristesse. Tous ces évènements passés avaient forgé des murs impénétrables qui ne contenaient plus aucune fissure. Et à mesure que la mélodie touchait son âme, Narcissa sentit cette carapace se solidifier plus que jamais.

Arriva le morceau que Bellatrix elle-même lui avait enseigné : encore une fois, alors qu'elle s'apprêtait à subir les souffrances de son passé, elle se sentit plus apaisée que jamais. Ni Bellatrix ni Andromeda ne méritaient qu'elle ne verse des larmes pour elles. Elles l'avaient abandonnée, lâchement. Si Andromeda lui avait lancé un Endoloris, ce qu'avait fait Bellatrix était bien pire.

À présent, elle ressentait toutes ses peines s'envoler, s'évaporer doucement dans la mélodie de Schubert. Ses doigts couraient sur l'ivoire et l'ébène comme l'eau le ferait sur le sable, et le manoir entier semblait s'être plongé dans un silence spectral, pour écouter attentivement la musique tout droit sortie de l'âme de Narcissa.

Alors, la jeune sorcière, de par ces notes au son clair, leur dit une dernière fois au revoir. À toutes ces personnes qu'elle avait aimées, détestées, pleurées pour elles. Elle les observa partir, le cœur en paix, l'esprit plus posé que jamais.

Elle les regarda jusqu'à ce que le morceau se termine et qu'un silence magistral se pose sur le manoir.

Ce fut la dernière fois que Madame Malefoy joua du piano.

𝕿𝖔𝖚𝖏𝖔𝖚𝖗𝖘 𝕻𝖚𝖗 (𝐿𝑖𝑣𝑟𝑒 𝟙) ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant