La colline d'Hubris (texte intégral)

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Dans son large sillage, la catastrophe de la colline d'Hubris n'a pas emporté les arbres quil'entourent. Il ne reste que les fondations des maisons éventrées, donnant à l'ancienne ville unaspect spectral. Le silence s'est emparé des lieux autrefois vivants. Paisible, le fleuve s'écoule normalement. Peu importe la gravité d'un tel évènement, la nature y demeure indifférente etpoursuit son œuvre. Les animaux errent dans les rues retournées, la pluie tombe et la brumes'installe, recouvrant la butte d'une caresse humide. Là où l'on pourrait se plonger dansl'immensité du néant, on peut contempler une forteresse dépouillée de chevaliers et de dames,tranquille. Rien ne bouge, un loup crie dans la forêt autour. Du ciel gris tombe de grosses gouttes,l'averse rejoint le fleuve qui traverse la vallée, en bas. La mélodie de la pluie ne ravit pas uneoreille, puisque personne n'a survécu au désastre, pour pouvoir seulement le raconter au reste du monde.

Deux silhouettes quittent les bois, là où se dressaient encore hier les portes d'une ville en peine,déjà rongée jusqu'à l'os. La longue traversée s'est déroulée sans encombre, les abords des ruinesles laissent sans voix. Les braves promeneurs se tiennent l'un à côté de l'autre, hésitants. Tousdeux portent un masque en tissu, qui recouvre leurs nez et bouches. « Êtes-vous sûr de vous,détective ? » demande l'un des deux. « Puisqu'on est arrivés jusqu'ici, ce serait dommage de faire demi-tour, et je ne voudrais pas regretter de vous avoir payé aussi cher pour rien. » L'individuandrogyne aux cheveux courts s'avance en premier, le front bandé d'un ruban noir, suivi de près par l'enquêteur. « Qui aurait pu croire qu'Antoine d'Orphée en personne aurait besoin de monaide ? Vous traînez la réputation de toujours travailler seul. » Le type pousse un soupir en sortantun mouchoir en tissu de sa poche, pour éponger sa peau couverte de sueur, marqué par des cicatrices, récentes, des plaies purulentes cachées par des pansements de fortune. « Vous avezgardé le silence pendant tout le trajet, et vous voici subitement bavarde. Vous vous doutez bienpourquoi j'ai fait appel à vos services. Comment peut-on lever le mystère ? Personne d'autre quevous n'est à ce point qualifiée, évidemment. Je veux en avoir le cœur net. »

La dénommée Alix hausse les épaules. « Vous n'avez pas peur pour votre réputation ? » demande-t-elle. « Vous savezcomment on traite ceux de mon espèce », ajoute-t-elle. Antoine d'Orphée retient un petit rire aucreux de sa gorge. « Pour se lancer dans une carrière de détective, il faut parvenir à se défairetotalement de l'opinion des autres. Nous nous immisçons ainsi dans la vie de pauvres gens ! Maisvous savez : nous sommes tous coupables de quelque chose. »

Peu importe où leurs yeux se posent, tout n'est que désolation. La décadence surpasse ce qu'ils avaient supposé. La montagne de débris a transformé le paysage en gigantesque décharge, où les mortsauraient remplacé les ordures. Le ciel se dégage, les conditions s'améliorent : une douce brise souffle entre les gravats. Seuls, les deux explorateurs se tournent l'un vers l'autre. « Je pense qu'onpeut commencer », propose Alix en retirant le bandeau qui entoure son front. « Attendez »s'exclame Antoine d'Orphée en levant une main en sa direction. « Vous n'allez pas me faire de mal, dites-moi. Je n'ai pas peur de mourir, mais je ne veux pas souffrir davantage. Vous êtes la première mutante que jerencontre. » Elle s'interrompt dans ses gestes, puis poursuit. « N'ayez crainte », souffle Alix en se libérant. Le brassard dans la main, elle affronte le regard du détective, baissé en direction de ses chaussures. « Antoine, écoutez-moi à présent », ajoute-t-elle en se tournant vers les cendresencore chaudes.

L'œil unique en plein milieu du front d'Alix voit.

La veille au matin, la ville croulait sous les appels à l'aide désespérés des habitants atteints par la maladie. L'odeur de décomposition insoutenable qui provient des brouettes traînant lescorps sans vie des trépassés lui soulève le cœur. Et alors qu'elle contemple la tragédie, le détective reporte ses dires sur un calepin. Les docteurs rappliquent, leurs visages couverts de masques en pointe, ils brûlent les défunts contaminés sur des amoncellements humains. Ces révélations intéressent tout particulièrement Antoine d'Orphée, qui se met à trembler. « Je vois cinq médecins becs, l'und'entre eux est blessé, je crois. Il se traîne, grâce à une béquille. La terre vibre et gronde. Les mursqui séparent les maisons se fendillent et s'écartent, les tuiles se détachent les unes après les autres. Ils hurlent tous, se protègent la tête, c'est inutile » explique calmement Alix, sur un ton en contraste avec l'horreur qui les désigne. « Un tremblement de terre ? Ce soignant qui boite,pouvez-vous le suivre ? » demande le détective. « Ne m'interrompez pas, Antoine. Il se dirige jusqu'en bas de la rue... » Elle marche à mesure qu'elle retrace le souvenir. « Il perd l'équilibre.Les autres le piétinent, il perd conscience. Quelqu'un vient, c'est... » Alix se tourne vers le détective. « Vous étiez là », ajoute-t-elle. Les yeux de l'homme triplent de volume, sa gorge se serre. « Vous l'avez aidé à se relever. Il a repris ses esprits, du sang s'écoulait de son bec blanc. La fumée dégagée par les éboulements vous empêchait de respirer. Vous lui avez dit... Tiens bon, mon amour, reste avec moi. Partons, il est temps. Mais alors que vous vous dirigiez vers le fleuve, vous avez aperçu une barque, juste ici. » Alix désigne dans le présent l'espace où se trouvait l'embarcation,aux abords de l'eau calme. « Au moment d'aider votre partenaire, des bandits sont intervenus. Ils ont vu son masque, vous ont brutalisé. L'un d'eux tenait un flambeau. » Elle contemple les sillons de son visage traumatisé et triste. « Les tremblements de la terre ont repris, de plus en plus fort, il ne vous restait que la fuite. Votre compagnon est resté sur la terre ferme, ils l'ont roué de coups. Ilshurlaient... « Vous n'avez pas pu nous sauver, et voilà que le chaos se venge de vous ! Honte à vous, qui n'avez pas pu protéger tous les enfants d'Hubris ! Mourrez dans la peine ! »

Puis, le groupe s'est attiré les foudres d'un autre. Le combat entre fripouilles s'est poursuivi dans la rue, ils se sont entre-dévorés, maisvous étiez déjà loin. Vous avez aperçu votre compagnon, il bougeait encore. Il s'est redressé, s'est tourné versvous. Comment avait-il pu faire preuve d'une telle vigueur, lui qui avait été vaincu par la foule enfolie ? » Alix précède les lieux où se traîne le survivant claudiquant. Il entre dans une maison où deux enfants pleurent en se serrant l'un à l'autre, tout contre leur mère. Elle leur raconte une douce histoire, il en profite. Les derniers mots qu'il entend résonnent dans l'onde : « Et ils vécurent heureux, pour au moinstrois-cents ans, au royaume de la beauté et de la jeunesse éternelle. »Alix s'accroupit près d'un tas de briques claires, et entame de brèves fouilles. Aussitôt écartée parl'homme qui l'accompagne, elle s'éloigne. « Mon amour ! » s'exclame-t-il, emporté par le chagrin.« Réponds-moi ! Pardonne-moi ! » Son corps est secoué de spasmes, alors qu'il abandonne. « Jesuis désolée, Antoine. » Il étouffe un sanglot, prend une profonde inspiration et se redresse, lespoings serrés. « Dites-moi au moins que je ne me trompe pas. Ce n'est pas seulement la nature qui s'est déchaînée contre nous. J'ai vu des choses, moi aussi. Les gens s'attaquaient, ils n'étaientplus eux-mêmes. Comme si l'âme de la colline elle-même s'était vengée, que nous l'ayons ainsidéshonorée, pendant des siècles. Alix, on dit que les cyclopes comme vous ont été un jourretrouvés au bord de ce fleuve. Est-ce que c'est vrai ? La rumeur raconte que vous n'avez pas depère ni de mère ... Que c'est la montagne qui vous expulse. »

La jeune femme pousse un soupir, et contemple l'immensité de l'eau quis'étend à perte de vue. Quant au pauvre détective, il s'apitoie sur son sort. « J'aurais tant voulu le sauver, mais mon corps ne m'a pas écouté. Cet ignoble instinct m'a possédé, il m'ordonnait de survivre, peu en importait le prix. Et me voici aujourd'hui, à vos pieds, abattu et ruiné. Abandonné, mon amour est mort, et moi avec. »Alors qu'il ravale ses larmes, et prend de profondes inspirations, d'énormes bulles remontent à lasurface de l'embouchure, en résultent un déferlement, des vagues scintillantes. Antoine d'Orphée se fige et se tourne vers l'inexplicable. Les spectateurs assistent à l'éclosion de centaines, de milliers d'écumes qui rejoignent la rive. « Vous dites vrai, Antoine : nous sommes tous coupables de quelque chose. Je suis navrée pour vous, et j'aurais souhaité moins de violence. » Tous les jeunes enfants endormis à la surface sont soutenus par la magie de l'eau. Des œufs sur le point d'éclore, les mutants de demain. « Ainsi s'écoule l'évolution : sur les rives en ruines, vos petits porteront un troisième œil, comme moi. Ma mère, la colline vous a épargné, tâchez de vous en souvenir. Et si d'aventure vous cherchiez à nous chasser de ces terres qui sont désormais les nôtres, rappelez-vous de l'étendue de sa pitié. »

La colline d'HubrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant