3. Dysphagies

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« Dysphagie ». C'était le nom du symptôme. Ça veut dire « difficulté à avaler. » J'avais appris ça en cours, forcément. Mais j'avais aussi du apprendre la liste de diagnostic associés à ce symptôme. Pourtant, malgré mes cours, je persistais à relativiser « non mais c'est écrit que ça peut être un cancer, mais bon, ça peut aussi être juste une œsophagite, rien de grave hein, si on se met à regarder toutes les possibilités ça fait comme Doctissimio, on se met à croire avoir un cancer du cerveau pour un simple mal de tête hein ». Hein. Oui, je me rassurais.

Ca a commencé par des hoquets, puis des incapacité à avaler. Mon père ne pouvait plus manger de viande ni de gros morceaux. Il tentait de le cacher, de ne pas en faire tout un plat. Mais ça durait plusieurs mois. 

En parallèle des dysphagies, il y a eu ce qu'on appelle une « altération de l'état général », tout ça pour dire « il ne pouvait plus manger et il maigrissait et il avait l'air au bout de sa vie ». De 120 kg, il est passé à 70. Forcément, au début, tu cherches à « relativiser ». Pour un obèse, c'était positif de perdre du poids, n'est-ce pas ? c'est pas vrai ?

Evidemment, je refusais de voir l'évidence.

*

Le 21 février 2016, je fêtais mes 20 ans avec mes parents au restaurant. Comme chaque année, mon papa m'offrit un bouquet d'autant de roses blanches que mon âge.

Il me donna mes cadeaux : une jolie montre bleue marine ainsi des bottes que j'avais repérées en boutique précédemment.

Le pire, c'est que ce jour-là, je crois que je ne me sentais pas vraiment heureuse. La vie me semblais juste "normale". Oui, des cadeaux le jour de son anniversaire, normal, oui, souffler les bougies, normal. Rien d'extraordinaire.

Des fleurs et une montre pour un anniversaire, normal.

Je ne savais pas.

*

Mon père enchaînait plusieurs visites médicales, sans que je n'en sache trop les détails. Je ne demandais pas. Je voulais juste ignorer. Mais on ne peut pas rester dans le déni éternellement. Ma petite vie qui n'avait jamais connu le moindre décès, la moindre maladie, n'était pas prête pour une telle possibilité.

L'année se conclut, et le 21 juin 2016, le diagnostic est tombé.

Je rentrais d'une promenade en ville. J'étais sur le canapé du salon, quand mes parents sont arrivés. Ils avaient un air sérieux.

Je sentais que quelque chose se passait. J'eus cet instinct de gravité immédiat au fond de moi, mais trop puissant pour oser l'exprimer, car je ne voulais pas m'effondrer. Plus tard, j'apprendrai qu'il s'agissait d'un mécanisme de défense, dans le but de protéger son psychisme contre une information trop destructrice et trop violente.

J'ai donc pris une attitude d'une neutralité absolue, du moins c'est ce que j'avais l'impression de montrer. J'écoutais.

C'est ma maman qui parlait je crois. Elle m'a dit qu'il fallait s'asseoir. Puis elle m'a dit qu'ils avaient vu le médecin. Et que si papa avait ses régurgitations et était fatigué tout le temps, c'était à cause de quelque chose.

Un cancer au cardia, elle a dit.

A ce moment, il s'est passé une chose étrange, j'ai été strictement incapable de savoir où était le cardia. Pour une étudiante en médecine comme moi, c'était impensable de ne pas savoir que le cardia était le début de l'estomac, au niveau de l'oesophage. Mais a ce moment, c'est comme si toutes mes connaissances s'étaient gelées. Cardia, le coeur ? Cardia, entre les poumons ?

Mon esprit n'arrivait même pas à visualiser où était l'estomac.

Ma maman a continué, elle a parlé de chimiothérapie. Elle a dit qu'elle avait attendu que ma petite soeur passe son bac de français avant de nous le dire.

Moi, je ne disais rien, je ne pensais plus qu'à une chose : je veux retourner dans ma chambre, c'est bon, j'ai compris ce qu'on m'a dit, mais stop, je ne veux plus rien entendre, je veux qu'on se taise. Je marmonnais des syllabes automatiques "oui" "je sais" "j'ai compris". Figée, regardais mes pieds.

Quand j'ai enfin pu rejoindre ma chambre, j'ai pris mon téléphone, et j'ai envoyé ce même message à absolument l'intégralité de mes amis :

"Je vais avoir besoin de toi".

Et, d'une manière la plus silencieuse possible, afin de n'être pas du tout entendue, je me suis mise à pleurer.

Vingt-et-un [TERMINEE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant