Roshaniâ

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310 avant JC - Cité d'Amphipolis -  Grèce Antique

— Beauté Lumineuse ?

Face à moi, le prêtre dévoué à Mihos, dieu Lion adoré par mon défunt époux, se tord les mains. Je me souviens comme il paraissait jeune quand il est arrivé du delta du Nil pour nous servir. Aujourd'hui, à peine cinq ans plus tard, même la magnifique peau de guépard qui ceint ses reins ne lui apporte aucune prestance tant il a l'air hagard.

Devant mon mutisme, il insiste:

— Que souhaites-tu faire, ma Reine?

Je tente de l'ignorer encore un instant. Un court moment, cachée derrière les pans de mon fin voile, où j'aime à croire que mon destin m'appartient encore. Je suis une femme forte, une perse qui n'a peur de rien et viens toujours à bout de ses ennemis.

— Il est presque l'heure, tu dois te décider.

L'angoisse se lit sur les traits poupons de cet homme, si puissant hier encore quand il foulait les riches terres des Pharaons.

— Roshaniâ, très chère souveraine d'Egypte et de Macédoine, nous devons agir vite, insiste-t-il d'une voix criarde.

Mon regard flotte sur la salle immense, où l'on me retient prisonnière, sans parvenir à fixer un point précis des marbres brillants ou des colonnes colorées. Depuis mon réveil, je ne fais que repousser l'échéance, car le choix que l'on m'impose est terrible. Si cruel!

Mon avenir est tout tracé. Depuis des décennies, les étoiles contaient ma rencontre avec le bel Mégas Aléxandros, cet étranger au front large et aux yeux clairs. Tous ceux qui lisent dans les constellations savaient qu'il viendrait conquérir la Perse, mon doux et fier pays, et me réclamerait pour épouse. Avant de m'être enlevé par la destinée, si tôt. Trop tôt.

J'aurais dû fuir la cité d'Amphipolis dès le début, mais comment deviner que Cassandre, camarade depuis l'époque où Aristote leur enseignait la poésie, deviendrait notre bourreau pour prendre la place de roi au lieu de mon fils ?

Cette nuit, la déesse Bastet est venue à moi, et m'a alertée que l'ancien compagnon de guerre de mon fougueux Pharaon complotait contre ma descendance. À travers mon rêve, la fille de Râ a rivé son regard perçant de félin au mien et m'a adjuré de mettre en sûreté l'enfant femelle.

— Prend la princesse, ordonné-je au dévot. Mène-la à Bubastis. La déesse a promis que le temple de Tell Basta serait sa terre d'accueil.

— Et ton fils, ma Reine, proteste-t-il paniqué.

Je tremble devant ma résolution mais, durant le songe de la nuit passée, Bastet a posé sa tête de chat dans mon cou et m'a bien rappelé la prophétie: "La lumière, née de l'Aube et de l'Homme qui unifie les nations, sauvera le monde, après que le sang ait coulé encore et encore. Tu es la première des cent".

Pour le peuple Perse, Roshaniâ signifie l'aube et en m'unissant à Alexandre le Grand, je savais que notre descendance serait unique. Comment peut-on demander à une mère de ne sauver qu'un seul des êtres qui lui sont les plus chers? Pourtant, je n'ai pas d'alternative, tant de vies dépendent des actions que je vais entreprendre dans les prochaines minutes.

— Il reste auprès de moi, tu n'emmènes que Roxaane. Mon beau Pharaon n'étant plus là pour nous protéger, je dois sacrifier ma vie pour le bien du monde. De toute manière, l'empire fier et indomptable rêvé par mon époux fera rapidement partie du passé. Mon fils ne connaîtrait que guerre et décadence. C'est notre heure.

— Très bien, douce souveraine.

Le prêtre tend les mains en direction du petit corps emmailloté, blotti dans mes bras. Je baisse mon visage vers ma fille adorée, de grosses larmes chargées de khôls charbonneux et ocres coulent sur ses langes. Mon époux était mort depuis plusieurs années lorsque je suis tombée enceinte, mais c'est bien l'esprit de mon défunt roi qui m'a fécondée. Car aucun homme n'a touché mon corps de femme, pourtant encore vibrant de sensualité et de passion, depuis la mort de mon grandiose amour. L'intelligence et la force du roi-bâtisseur brillent dans le regard de cette enfant. J'embrasse son front et hume une ultime fois son parfum délicat.

L'homme au crâne rasé et aux yeux maquillés de noir prend tendrement le bébé brun. Il a voué sa vie à Mihos, gardien des horizons, protecteur des enfants de Râ, il connaît toute l'importance de cette petite vie cachée sous le tissu de sa toge. Lorsqu'il s'apprête à refermer la porte du passage secret, il me regarde une dernière fois, moi, l'épouse tant aimée du grand conquérant. Pourtant, quand il entend les pas précipités, le drame à venir fige ses mouvements, l'empêchant de s'enfuir.

Plusieurs soldats de la garde rapprochée du régent de Macédoine entrent ex abrupto. Je les regarde sans ciller et leur crie de stopper. Le prêtre ne peut entendre depuis sa cachette pourtant il sait que je ne supplie pas, c'est pour ma force que les dieux m'ont choisie afin de mettre au monde l'Enfant. Les gardes reculent et semblent attendre.

— Alexandre-Aigos, Eshgham?

Du fond de la chambre royale, mon fils de treize ans apparaît.

— Baccé, mon enfant divin, rejoins ta reine, ordonné-je en lui tendant la main

Il approche et vient s'appuyer à ma robe blanche. Lorsqu'il voit les soldats sortir des couteaux de leurs larges ceinturons de bronze martelés, il prend peur et sert ses poings sur le tissu soyeux, mais je lui murmure quelques mots à l'oreille. Le jeune garçon, presque un homme, qui ne commandera jamais aucune armée ni aucun peuple, relève la tête et dévisage les gardes de Kássandros sans baisser les yeux. Son profil est aussi beau que celui de son père mais ce magnifique descendant de Zeus et d'Achille n'aura pas le temps de prouver sa valeur.

J'espère que le traître enterrera nos dépouilles à Memphis auprès de mon amour ou au moins dans le tombeau grandiose du général Hephaestion, ami de toujours, au cœur de cette cité qui me voit mourir en cette journée ensoleillée.

La dernière vision du prêtre, avant de refermer le passage secret sur lui, ce sont deux soldats qui posent leurs longues lames effilées sur le cou tendre d'Aigos et sur le mien. Il les regarde égorger d'un seul mouvement la reine de l'Aube et le fils d'Alexandre le bâtisseur, légende parmi les légendes.

Et tandis que je me vide de mon sang, j'ai une dernière pensée.

La Première des Cent va mourir, la prophétie peut se réaliser.


(Chers lectrices et lecteurs wattpadiens :) N'hésitez pas à commenter les chapitres, j'en suis au début de la création et votre aide sera la bienvenue)


RoxanneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant