Reïna

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16 de març 1244 - Cité de Montségur - Pyrénées

Afin d'occulter l'odeur immonde émanant du bûcher, je gigote pour faire remonter ma touaille en toile sur mon nez et me perds dans la contemplation de la citadelle à la recherche du visage familier tant aimé.

Que ce lieu unique était beau et heureux avant que le Castèl ne subisse l'attaque des armées catholiques au printemps dernier.

Prise dans les contreforts des Pyrénées et posée sur son piton rocheux, comme un navire flottant au-dessus de la forêt dense, la forteresse de Montségur a protégé mes amours durant les douze derniers mois. Et si aujourd'hui est l'ultime jour de ma courte vie, mon désespoir n'est pas pour moi, mais pour le petit être qui grandit dans mon ventre. Elle ne connaîtra pas la couleur d'un ciel d'été ni le vert tendre des bourgeons au printemps. Je pense à mon amant. J'ai vu comment il se préoccupait de ses filles et de son fils, Il aurait été un si bon père avec elle.

Dans mon dos, les cordes entament la chair tendre de mes poignées mais ne parviennent pas à ternir le merveilleux souvenir de ma rencontre avec Raimon de Perelha.

Qui aurait pu penser qu'une simple fille de forgeron hérétique puisse séduire le seigneur des lieux? Cet homme courageux, entré en résistance pour protéger les cathares face aux croisés envoyés par le roi, a obtenu mon cœur dès le premier regard.

Je fêtais ce jour-là mon quinzième anniversaire et portais la nouvelle robe offerte par mon père. Le maître des lieux arpentait d'un pas assuré le village construit au pied des murailles de son château et adressait un mot à chaque parfaits et parfaites croisés lors de sa promenade. En passant devant ma porte, Raimon s'est arrêté pour éviter un chat noir qui détalait dans ses jambes, et il est resté à me dévisager. Les femmes de ma famille sont connues pour leur grande beauté; taille fine et teint de lys, malgré les travaux ingrats dans les champs. Et selon papa, j'ai hérité de ma mère, dont il disait souvent qu'elle devait avoir du sang noble, un front haut digne des plus belles reines.

Raimon m'a saluée:

— Bonjour, josne damoiselle.

— Bonjour, mon seigneur.

Il a pointé la broche qui fermait mon bliaud sur ma poitrine.

— Cet objet est du fin ouvrage. D'où le tenez-vous?

— De mon père, votre ferronnier, monsenhor.

— Puis-je connaître votre prénom ?

—Reïna, mon seigneur. Reïna Maurand.

Le timbre de sa voix, ses mains soignées mais puissantes, son parfum. Je sus dans l'instant qu'il serait mon amant malgré son âge si éloigné du mien. Les Maurand sont toutes un peu sorcières de mère en fille, les plantes n'ont aucun secret pour nous, et la nature et les esprits nous parlent. Beaucoup repoussent ces dons pour être des bonnes-femmes accomplies, mais moi j'aime discuter avec le vent et l'orage. Parfois la nuit, la lune me révèle l'avenir, m'explique quand naîtra l'enfant de telle ou telle voisine, et quelle plante donner à ce malade pour faire tomber sa fièvre.

Raimon de Perelha est venu me rendre visite quotidiennement, pendant un mois avant de m'avouer ses sentiments. Nous nous promenions et parlions de tout, des vendanges, de la pluie, de sa fille infirme qu'il aimait tant, de mon avenir, de la foi cathare. Il était si érudit, avait voyagé à travers le pays alors que je n'avais jamais été plus loin que la vallée.

Et un jour, il s'est penché vers moi et a posé ses lèvres sur les miennes.

— Je t'aime, Reïna.

Les souvenirs de nos heures enfiévrées repoussent les hurlements des condamnés dont les flammes lèchent les vêtements devant moi.

Rien ne pouvait assouvir sa faim de mon corps, il m'a fait l'amour dans chaque recoins du castèl, et je suis tombée enceinte à l'aube du solstice d'été, quand, comme chaque année, le premier rayon de soleil à l'horizon a traversé les quatre meurtrières du donjon où il me chevauchait avec ferveur. Lors d'un songe, une magnifique femme grande et brune aux yeux maquillés de khôl et aux airs de reine m'avait annoncé cette grossesse et indiqué où retrouver mon amant pour être certaine que la chose se ferait.

Mais depuis ce jour, l'armée royale nous assiège et, aujourd'hui, les parfaits et parfaites qui ont refusé d'abandonner leur foi vont tous être brûlés vifs.

Je dois m'enfuir!

Je ne peux pas mourir aujourd'hui, le bébé à venir est trop important pour les générations futures. Je le sais, comme je sais que c'est une fille. La dame de mon rêve l'a prédit.

Du regard, je continue à sonder la foule, espérant trouver un moyen de m'évader. Là, sur la droite, Pierre-Roger de Mirepoix, le plus fidèle chevalier de Montségur. Il m'a vu et fait signe à un des gardes de l'armée royale. Je ne comprends pas pourquoi mais le soldat ennemi m'attrape et me sort de l'enclos où j'attendais mon tour de passer au bûcher.

— Oh, Reïna, j'avais si peur d'arriver trop tard.

— Où est Raimon ?

— Lorsque nous nous sommes rendus, nostre valeureux seigneur a accepté de se livrer pour obtenir l'arrêt du siège de son château et surtout votre liberté.

Nous profitons de l'affolement général pour nous faufiler entre les soldats et les futurs suppliciés.

Cet homme me mènera en lieu sûr. Je pose mes mains sur mon ventre proéminent et ma fille vient donner un coup juste à cet endroit.

La femme dans mon rêve a prédit un avenir glorieux à ma descendance, je ne pouvais pas mourir aujourd'hui.

RoxanneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant