Sukbutaar, Naran, trois ans auparavant
L'eau versée dans le godet, Thuya y tourna son pinceau pour délayer le vert piqueté d'or importé de Linru, où il avait été fabriqué à partir d'une pépite négociée à Harjiba. Cette île lointaine, que l'on disait ressembler à un dôme de sable posé sur l'océan, paraissait receler de richesses.
— Évidemment, je n'irai jamais là-bas.
La jeune femme fit glisser la fine pointe de poils imbibés sur le papier, que la courbe d'émeraude barra sans trembler.
— Et toi non plus, sans doute.
Elle se tourna vers un gros chien blanc, couché confortablement sur un coussin à ses côtés, les yeux braqués sur sa maîtresse, une oreille un peu relevée pour l'écouter.
— Tu aimerais voyager sur l'océan ? Je crois que j'aurais le mal de mer.
L'extrémité du manche contre les lèvres, les sourcils froncés, elle réfléchit un instant.
— Mais peut-être que je peindrai cette île comme je l'imagine. Il me faudra sans doute plus de nuances d'ocre. Je demanderai à Jin de m'en commander dès que possible.
— De quoi ma charmante femme a-t-elle besoin ?Jinyasalm, qui montait toujours saluer son épouse en premier lieu à son retour du travail, avait entendu sa phrase au moment où il pénétrait dans la pièce. Il s'approcha du lit, puis déposa un baiser tendre sur le front qu'elle tendit vers lui.
— De peinture. Quoi d'autre ? C'est tout ce dont j'ai besoin.
Il sourit, embrassant du regard les toiles toujours plus nombreuses qui couvraient le sol, s'appuyaient sur les murs, dissimulaient la courtepointe. Avec le temps, la chambre s'était transformée en atelier, le grand lit en chevalet.— Et qu'y a-t-il au programme, aujourd'hui ?
— Des montagnes pleines de verdure. Comme sur Kelcidi, si tu te rappelles ce qu'on nous en a dit.
Jinyasalm hocha la tête. Il ne lui dévoilerait pas ce que leur pays s'apprêtait à faire subir à l'autre île : Thuya devait être préservée de tout ce qui n'était pas harmonie.
— Ça me donne l'occasion de tester ce nouveau vert pailleté que tu m'as acheté.
Le ministre se pencha sur le canevas appuyé contre les genoux repliés de Thuya.
— Ce n'est qu'une esquisse, mais c'est déjà magnifique. Celui-ci, garde-le-moi aussi, je t'en prie.
L'admiration, la fierté étaient audibles dans sa voix.
— D'accord, rit la jeune femme, comme une clochette.Sans prévenir, une quinte de toux très grasse monta toutefois comme une marée et secoua tout le corps de Thuya, dont les mains se crispèrent sur le sternum, peut-être pour l'empêcher de se briser. Jinyasalm saisit une coupe sur la table de chevet et la déposa vivement sur les genoux de son épouse après avoir balayé la toile d'un mouvement rapide. Le chien quitta son coussin pour se planter un peu plus loin, la tête penchée de côté.
Durant de longues minutes, dans un vacarme qui paraissait vernir d'outre-tombe — ou en tout cas d'une poitrine beaucoup plus massive —, la jeune femme expectora quantité de mucus. Enfin, elle se redressa et leva le visage, la bouche grande ouverte pour aspirer de l'air.
Jinyasalm fit mine de quitter le lit où il s'était assis.
— Je vais chercher...
— Non !
Thuya s'accrocha à lui des deux bras, comme une naufragée qui peinait à se maintenir à la surface, mais luttait de toutes ses forces pour ne pas couler. Sa respiration était toujours difficile, partielle, et Jinyasalm serra les dents à l'écoute des ahans douloureux qui ébranlaient son torse par à-coups.Il posa une main sur ses cheveux clairs, apaisant.
— Ne t'en fais pas : ça va aller.
— Jin...
L'interpellé sourit.
— Ça va aller.
Thuya ne protesta plus. Elle se laissa aller contre son mari, tandis que les râles s'espaçaient, décroissant également en intensité.Enfin, le silence revint, jusqu'au soupir :
— Je suis si fatiguée...
— Où est Iyuun ?
À l'inflexion exaspérée, Thuya focalisa sur lui entre ses paupières lourdes.
— Parti signer pour un tableau, puisqu'ils sont à son nom.
— Je le paie pour qu'il reste à portée en cas de besoin.
Les yeux clos, la jeune femme eut un petit rire.
— Ce n'est pas ton argent qui l'enchaîne.
Jinyasalm ne releva pas.

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La part du feu
Viễn tưởngDeux adolescents rêveurs se sont promis de changer le monde. Adultes, ils réalisent que les rêves ne suffisent pas pour y parvenir ; il faut aussi des sacrifices. [Rien dans cette histoire n'est libre de droits, y compris les illustrations, qui sont...