Sukbutaar, Naran, quinze ans auparavant
— Bayaa !
Altanbayaar pivota vers la galerie dentelée de soleil sans pouvoir interdire à ses lèvres de se dessouder au mouvement.
— Attends-moi !
Jinyasalm piqua un sprint dans sa direction, sa course à peine ralentie par son boitillement. Les pans dorés de son uniforme d'Académicien volaient derrière lui.— Est-ce que ça va ?
Jinyasalm remarqua tout de suite le rictus qui déséquilibrait la bouche de son ami, le coude gauche soutenu par une paume qui l'empêchait de céder à la gravité. Altanbayaar grimaça davantage encore en réponse.
— Épaule luxée. Remise en place à l'infirmerie juste après, mais évidemment, on ne m'a pas donné d'écharpe.
L'inquiétude peinte sur les moindres recoins de sa figure, Jinyasalm détailla la posture de son compagnon.
— Ça fait trois jours que tu le tiens comme ça ?
Altanbayaar hocha la tête avec prudence.
— Enfin, dans le cachot, je le posais sur mes cuisses. J'avais trouvé une bonne position : assis contre le mur, les genoux relevés. Sinon, mon bras fatigue vite. Mais si je ne tiens pas l'autre, ça fait trop mal.
— Ah, attends.
Jinyasalm se tourna à demi et saisit l'une des longues basques de sa veste.
— Non, non. Ne fais pas ça. Si tu abîmes ton uniforme, tu te feras punir encore.
Le sourire altruiste de l'adolescent déplaça les ecchymoses sur son visage.
— Ce n'est pas grave. Au moins, ce sera pour une bonne raison.
Qu'Altanbayaar ne rétorque rien pour tenter de l'en dissuader dit à Jinyasalm tout ce qu'il avait besoin de savoir, et il déchira le tissu sans remords.— Et puis, je pourrai toujours dire que je me suis accroché à une branche.
Tandis qu'il attachait précautionneusement l'écharpe de fortune autour du cou de son ami, ce dernier haussa un sourcil amusé.
— Oh, tu sais mentir ?
Jinyasalm rit.
— Toujours pas. Mais tu m'apprendras : on a toute la journée.
Il faisait beau sur Sukbutaar ce matin-là, la lumière limpide appréciable à leurs yeux après plusieurs journées d'obscurité dans les cellules en sous-sol de l'Académie.
— C'est bon pour toi si on va sur la colline ? J'imagine que la plupart des autres vont se rendre en ville, comme d'habitude. On devrait être tranquille.Ce disant, Jinyasalm, avec un soin extrême, déplaça le bras blessé de son compagnon dans son logement de tissu improvisé. Il réajusta ensuite le nœud dans sa nuque, sous les mèches blondes.
— Je ne t'ai pas fait trop mal ?
— Non, c'était supportable.
— C'est mieux ?
Altanbayaar étira son coude droit, soulagé.
— Beaucoup. Merci.
— Parfait !Alors qu'ils commençaient à marcher vers le jardin, sans hâte, Jinyasalm posa la main sur l'épaule valide de son ami. Celui-ci lui jeta un coup d'œil.
— Et toi ? Un genou ?
— Non, une hanche. Le côté droit dans son ensemble, en fait. J'étais tourné de ce côté-là quand les coups ont plu. Mais ça va ; c'est plutôt une gêne qu'une douleur.
— Je vois.🐈🐈🐈
Les adolescents ne parlèrent à nouveau que lorsqu'ils furent installés sous un bosquet d'arbres. De là, ils surplombaient le domaine ; les bâtiments monumentaux, noirs, de l'École Militaire d'un côté du parc, et ceux de l'Académie, crème, de l'autre. Au loin, par-delà la Zalta et chacun de ses bras, Sukbutaar s'étendait jusqu'à la mer dont ils devinaient le liséré bleu sombre.
— Enfin un peu d'air, commenta Jinyasalm en se laissant basculer avec délices sur l'herbe fraîche.
Altanbayaar, qui resta assis, soupira. Le double sens de la remarque était immanquable.
— Plus on avance, plus ça devient pénible.
— Je ne sais pas. C'était pénible aussi en étant petits.
— C'était pénible d'une autre façon.
Jinyasalm se redressa légèrement sur un coude.
— Que veux-tu dire ?
Altanbayaar leva les yeux vers le ciel, contemplant les nuages épars un bref moment avant de répondre.
— C'était très dur, mais j'ai l'impression que c'était moins cruel moralement, d'une certaine façon. Parce qu'on ne comprenait pas vraiment. On obéissait sans autre option. Maintenant, on voit le monde comme il est et on doit obéir quand même.Son camarade arracha machinalement une touffe d'herbe dont il laissa glisser les brins entre ses doigts.
— C'était vrai, ce que tu as dit au professeur.
— Mais pas très malin, objecta Altanbayaar. Et la couche que tu as rajoutée non plus.
— C'est déjà bien si c'est vrai, sourit Jinyasalm.
— Franchement, je préférerais toujours être intelligent plutôt qu'honnête. Ça nous aurait évité trois jours de cachot, et j'aurais aussi fait sans le passage à tabac.
Jinyasalm n'offrit à la mauvaise humeur de son camarade qu'un regard rempli de tendresse.
— Bayaa, tu seras honnête et intelligent.
Les yeux toujours rivés sur l'horizon, Altanbayaar se mordit l'ongle du pouce, dubitatif.
— Tu penses que c'est possible ? Ailleurs, peut-être, mais...
— Ça dépend pour qui. Moi, je serai sans doute seulement honnête.
— Dans le cloître, tu disais pourtant vouloir apprendre à mentir.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir, murmura l'adolescent.
— Alors, je serai intelligent pour deux, et tu seras honnête pour deux ?
— Une équipe complémentaire !
Ils rirent de concert, et cela dénoua leurs muscles endoloris davantage encore que le repos.Altanbayaar s'étendit à son tour de tout son long à côté de son ami, prenant garde à ne pas causer de choc à son buste. Son visage redevenu sérieux trahissait son découragement.
— Est-ce que tout ça en vaut vraiment la peine ?
Jinyasalm chercha sa main entre eux.
— Oui.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui vaut d'endurer tous ces mauvais traitements, toutes ces tentatives de lavage de cerveau ?
— Naran.
À ce nom, Altanbayaar laissa échapper un reniflement méprisant.
— Je ne trouve pas que Naran vaille ne fût-ce que mon épaule.
— Pas cette Naran-là.
Altanbayaar tourna la tête vers son compagnon, dont il observa l'expression pensive avant de faire remarquer :
— La tienne n'existe pas.
— C'est pour ça qu'il ne faut pas abandonner.
Idéaliste, généreux et résolu, le sourire de Jinyasalm donnait envie de croire à n'importe quoi.Le bras tendu, le jeune homme laissa échapper une pluie de bris d'herbe au-dessus d'eux.
— Tu veux que je te rappelle comment ce sera ?
Altanbayaar acquiesça. De temps en temps, il avait besoin de ce genre d'évocations pour trouver la résolution de ne pas changer de route.
— Oui. Raconte.
Son ami ferma les paupières et inspira pour plonger dans ses espérances.La manière de rêver de Jinyasalm, différente de la sienne qui peinait souvent à aller aussi loin, à s'élever aussi haut, était tissée d'espoirs suffisants. L'adolescent imaginait un avenir qui donnait envie de marcher vers l'avant, assortie du courage de subir en attendant. Pour l'instant utopie, il dessinait à la nation de son esprit des contours possibles. Ses songes devenaient remèdes aux privations, boussole pour garder le cap dans le brouillard des injustices et de la haine que le présent leur enseignait. Contrairement à la vraie, cette île donnait envie de se battre pour elle — à la fois excellente raison de vivre et excellente raison de mourir.
Jinyasalm secoua doucement les doigts qu'il n'avait pas lâchés.
— Bâtis ce monde avec moi.
Altanbayaar ne put qu'approuver une nouvelle fois.
— Bien sûr.
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La part du feu
FantasyDeux adolescents rêveurs se sont promis de changer le monde. Adultes, ils réalisent que les rêves ne suffisent pas pour y parvenir ; il faut aussi des sacrifices. [Rien dans cette histoire n'est libre de droits, y compris les illustrations, qui sont...