Thuya (4)

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Le débit de Jinyasalm semblait accéléré par la nervosité, même s'il était visible qu'il essayait de contrôler cette dernière.
— Je récapitule. La voie ferrée s'arrête à Mogay. Vous allez jusqu'au terminus. Un attelage que j'ai réservé vous attendra là-bas, ainsi qu'une équipe pour s'occuper du transfert des bagages et vous convoyer. Vous empruntez la route aussi loin que c'est possible, et ensuite...
— Monsieur, je suis désolé d'interrompre votre conversation, mais il faut embarquer. Le train va partir d'ici quelques minutes.

Le regard du ministre quitta le visage rond d'Iyuun, sur lequel il s'était verrouillé, pour se poser sur celui de l'employé des chemins de fer qui venait poliment les rappeler à l'ordre.
— Maintenant ?
— Oui, Monsieur. Comme je l'ai dit, le train part dans quelques minutes. Il faudrait aller s'installer. Si vous voulez bien me suivre...
Il fit un geste à l'attention d'Iyuun, qui hocha la tête. Jinyasalm agrippa cependant encore le bras de son domestique.
— Tu as tout compris ? Tu es sûr que tu ne te tromperas pas, que tu la mèneras à bon port ?
— Oui, Monsieur. Je la conduirai à Uugay, sur ma vie.
— Tu ne la quittes pas d'une semelle. Tu fais tout ce qu'elle te demande, tant que ce n'est pas dangereux. Je t'interdis de l'aider à faire quoi que ce soit qui puisse nuire à sa santé. C'est clair ?
— Oui, Monsieur.
— Tu prendras soin d'elle jour et nuit. Quand vous serez arrivés, tu veilleras à ce qu'elle soit bien installée auprès de sa famille, et...
Iyuun osa couper l'homme politique, sans toutefois parvenir à le regarder dans les yeux.
— Je sais tout cela, Monsieur... Vous me l'avez déjà beaucoup dit... et je le ferai. Mais... si je rate le train... je ne pourrai pas être avec elle.
Jinyasalm hésita une fraction de seconde avant d'acquiescer, avec effort :
— Dépêche-toi, alors.

En réalité, le train ne serait pas parti sans son dernier passager, attendu pour mettre la machine en marche — sous haute surveillance. Un wagon entier avait été réservé pour Thuya et son escorte, dont la venue n'était pas passée inaperçue. Plusieurs heures avant le départ, l'armée avait envahi la gare de Sukbutaar, à l'affolement des passants qui avaient craint une rafle ou un attentat, tous les deux réguliers dans la capitale. Chaque voiture avait été passée au peigne fin, même la locomotive. L'identité de tous les voyageurs qui allaient emprunter le convoi vers Mogay avait été contrôlée sur liste, puis en vérifiant leurs papiers, et leurs bagages fouillés. Jinyasalm n'avait rien laissé au hasard pour assurer la sécurité de sa femme, au risque de se le faire reprocher.

— Tu comptes employer l'armée à des fins privées : ce sont des fonds publics que tu dépenses dans un but personnel. Je ne parle même pas des vérifications d'identité... Tout cela sera critiqué. Tu devras te justifier. Le peuple aussi désapprouvera.
— Tant pis. Sans ça, elle ne s'en ira pas.
— Tu en fais trop.
— Pas à mes yeux. Et puis, tu trouveras bien quelque chose pour légitimer ça. C'est ta spécialité, non ? Convaincre. Manipuler.
Mais pas Jinyasalm. Et puisque ce dernier ne pouvait pas non plus être raisonné, sa peine de perdre son épouse déréglant la boussole de son bon sens, Altanbayaar s'était résigné à l'aider.

— Au revoir, Iyuun. Fais bon voyage.
— Au revoir, Monsieur. Merci.
Altanbayaar, qui descendait de la voiture, s'écarta pour laisser grimper le domestique. Il n'avait jamais beaucoup parlé à Iyuun, créature extrêmement réservée qui paraissait le craindre en sus. Mais il le connaissait comme une part intégrante du foyer de Jinyasalm. Engagé plusieurs années auparavant par son collègue, Iyuun était toujours présent pour assister Thuya ou aider Tsusanda dans les tâches que la gouvernante, âgée, n'était plus capable d'accomplir. Appliqué, discret, dévoué, personne n'avait rien eu à lui reprocher.

Sur les talons de son employé, Jinyasalm prenait lui aussi le marchepied d'assaut. Altanbayaar le retint une minute. Il parla à mi-voix afin que le journaliste d'État qui prenait des notes non loin ne discerne pas ses paroles.
— Il va te falloir faire court. On ne va pas pouvoir retenir le train beaucoup plus longtemps. Il ne transporte pas que Thuya et s'il a trop de retard, on blâmera aussi les équipes de bord. On amputera leur solde, et ce sera injuste.
— Je vais faire aussi vite que possible.
D'une pression sur le bras, Altanbayaar l'encouragea, plus bas encore.
— Pense que c'est ce qu'elle veut.
Le sourire de son ami se battit bravement pour ne pas vaciller sous la pression de son chagrin.
— J'y pense autant que je peux.

Dans le compartiment le plus luxueux du train, Thuya, confortablement installée, attendait son mari pour lui faire ses adieux. Coiffée, habillée, maquillée par les soins de Tsusanda, la jeune fille avait l'air moins malade que son état. En la voyant bien droite contre le dossier en velours, Jinyasalm eut un sursaut d'espoir. Il ne l'avait plus vue parée pour sortir depuis tant de mois, puisqu'elle ne quittait pas la maison et avait donc abandonné les fards, les bijoux, les tenues d'exception. Elle tendit vers lui sa petite main pâle, dont les doigts ne restèrent en l'air qu'une seconde avant de choir, lestés de bagues trop lourdes, emportés par la gravité contre laquelle ils n'avaient plus la force de lutter. Sa propension à l'espérance condamnait Jinyasalm à des déceptions répétées et, une fois de plus, son cœur se brisa.

— Jin... Merci pour tout.
— Ma douce, tu vas tellement me manquer.
Il s'agenouilla devant elle, lui saisit les deux mains avec chaleur et désolation.
— J'aurais voulu que tu ne me quittes jamais.
— Merci... de me laisser m'en aller.
— Écris-moi dès que tu peux.
— Merci pour tout.
— Monsieur...
Le chef de bord s'était respectueusement approché du ministre, qui ne se tourna pas vers lui pour lui répondre.
— Je sors.

Jinyasalm n'avait cependant d'yeux que pour sa femme, dont les joues se piquetaient à présent de larmes.
— Tu peux renoncer... rester.
Thuya secoua la tête, et les gouttes dégringolèrent sur sa robe de soie bleue. Assis à ses côtés, Iyuun chercha un mouchoir dans sa besace.
— Jin... Je veux y aller...
— Je sais.
Entendre la douce voix prononcer ces mots faisait mal comme s'il n'y avait pas eu de précédent, mais ils n'avaient pas besoin d'être deux à souffrir plus que nécessaire maintenant.
— J'espère que ce retour sera tout ce que tu espères. Prends soin de toi.

Jinyasalm se remit debout et se pencha une dernière fois sur Thuya. La jeune fille pleurait à présent sans retenue, mais elle laissa aller les mains de son mari lorsqu'il lâcha les siennes. Il l'embrassa sur la joue, murmurant à son oreille des mots d'amour qu'il avait toujours pensés, dits, et qu'il ne regrettait pas non plus aujourd'hui.

Après un regard significatif à Iyuun, il se détourna pour quitter le wagon, laissant Thuya seule avec son confident et le groupe de soldats et de caméristes qui les accompagnaient.

D'une main tendre, Iyuun passa son mouchoir sur les pommettes de son amie, tandis que la locomotive soufflait de la vapeur et que le convoi commençait à trembler. Jinyasalm avait regagné le quai : le périple pouvait débuter.
— Tu es sûre et certaine ?
Thuya hocha la tête entre deux sanglots.
— Tu as beaucoup de peine.
— Oui... mais ça ne... change rien.

Alors que le train s'ébranlait, de l'autre côté de la vitre, Altanbayaar fit un signe de la main à Thuya, et celle-ci lui répondit d'un sourire inondé. Le ministre des Communications avait un bras passé autour des épaules de Jinyasalm, qui tournait le dos aux rails, mais gardait la tête haute. Elle ne verrait plus le visage de son époux : il ne regarderait pas le train s'en aller pour ne pas risquer de pleurer.

— Il m'a dit que si par miracle, je parvenais à te ramener, il me rendrait riche, même si c'est interdit.
Iyuun avait chuchoté. Il était des choses qu'il valait mieux conserver cachées.
— Il espère encore... que je vais guérir ?
Son ami hésita.
— Peut-être... Mais je crois qu'il espère surtout que tu changeras d'avis pour qu'il puisse prendre soin de toi jusque... jusqu'au bout. Je crois qu'il aurait voulu être près de toi avant... quand...

Les silhouettes d'Altanbayaar, de Jinyasalm et des soldats à quai se fondaient à présent dans les grands bâtiments et les coupoles de la gare, qui commençaient eux aussi à rapetisser.
— J'ai eu... tant de chance... tant de chance... tant de chance...
Thuya se recroquevilla contre Iyuun, qui la serra dans ses bras pour la première fois, balbutiant des mots de réconfort — songeant que le plus chanceux était peut-être lui.

La part du feuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant