Sukbutaar, Naran
Lorsque Jinyasalm ouvrit la porte de sa grande demeure, très tôt ce matin-là, il eut la surprise de voir un petit corps roulé en boule venir avec le battant et basculer à l'intérieur du hall. L'enfant s'écrasa sur ses chaussures dans un cri étonné.
Un soldat de sa garde personnelle fit mine de se précipiter, arme au poing, mais Jinyasalm étendit une main apaisante, tout en observant curieusement la forme mince se déplier à ses pieds.
— Eh bien ?
L'enfant leva vers lui un visage sali et, derechef, protégea celui-ci de son bras.
— Que fais-tu ici ?
Comme le ton ne trahissait aucune colère, l'étrange visiteur osa découvrir ses yeux.
— Et vous ? Je suis où ?
Se baissant un peu, Jinyasalm sourit.
— Moi, je suis chez moi. C'est à toi de me dire pourquoi tu étais appuyé contre ma porte.
L'enfant fronça les sourcils.
— J'ai dormi, je crois. Je n'en pouvais plus.
— Et que faisais-tu dehors en pleine nuit ?
L'expression triste de la petite figure lui répondit presque avant que la voix ne le fasse :
— J'ai quitté ma maison.
— Je vois.
Jinyasalm se redressa pour se tourner vers sa garde.
— Je change mes plans. Qu'on fasse prévenir l'Empereur que j'aurai du retard.
— Bien, Monsieur.
Les soldats claquèrent les talons et, tandis que l'un d'eux sortait pour accomplir sa mission, les autres reprirent leur faction de part et d'autre de la porte, dans l'entrée.Reportant son attention sur l'enfant, Jinyasalm lui tendit une main. Le garçonnet l'observa un instant, incertain, puis la saisit pour se mettre debout, glissant ses petits doigts glacés dans ceux du ministre.
— Viens avec moi. Sais-tu qui je suis ?
— Non...
— Et toi, qui es-tu, d'ailleurs ? Et comment t'appelles-tu ?
L'hésitation n'échappa pas à Jinyasalm, de même que le ton morne avec lequel le nom, pourtant délicat et charmant, fut prononcé :
— Selenseg.
— Ah, tu es une petite fille ?
Il n'avait pu le déterminer. À cet âge, le corps n'était pas encore différent, et l'enfant avait des cheveux coupés très courts, presque comme les soldats. Selenseg mordit ses lèvres gercées avant d'acquiescer, tête baissée.Située au centre de Sukbutaar, dans le quartier du gouvernement, la demeure du ministre des Finances était vaste, composée de grandes pièces carrées au plafond haut, comme toutes ses voisines. La main toujours dans celle de son hôte, Selenseg observait le décor monumental, mais austère, qu'elle traversait. Il y avait fort à parier qu'elle n'avait jamais mis le pied dans un bâtiment comme celui-ci.
— Tu habites près d'ici ?
— Près du fleuve.
— C'est loin. Tu as dû beaucoup marcher. Tiens, installe-toi.
Jinyasalm tapota une chaise devant la grande table de la salle à manger.
— J'imagine que tu n'as pas mangé. Je vais faire apporter quelque chose. Attends-moi.
Il disparut un instant dans la pièce attenante, avant de réapparaître et de tirer une autre chaise, où il s'assit tranquillement.Quelques secondes plus tard, une femme d'un certain âge les rejoignit, un plat couvert entre les mains. Elle déposa une assiette devant la petite fille et la servit de nouilles et de raviolis.
— C'est encore chaud. Mange.
Selenseg ne se fit pas prier. Elle se jeta sur la nourriture, qu'elle dévora jusqu'à la dernière miette, sous le regard bienveillant de Jinyasalm.Quand elle eut terminé, ce dernier reprit ses interrogations patientes et intéressées.
— Pourquoi t'es-tu enfuie de chez toi ?
La fillette se tordit les mains.
— Parce que je ne sers à rien.
— Comment ça ?
— Papa et Maman n'ont pas eu de fils.
— Oh.
L'homme politique voyait déjà la situation désespérée, semblable à tant d'autres, se dessiner à cette unique révélation.
— On n'est que des filles chez nous. Donc Papa et Maman doivent payer beaucoup de taxes. Et Papa s'est fait mal : il ne peut plus travailler beaucoup.Soudain volubile, mise en confiance peut-être, Selenseng détailla :
— Je suis l'aînée. Je suis aussi débrouillarde qu'un garçon. J'ai essayé d'aller avec les autres pour l'enrôlement, mais on m'a renvoyée parce que je suis une fille. J'ai essayé plusieurs fois, mais ils ont toujours remarqué et ils m'ont chassée. Je ne sers pas à mes parents : on n'a presque plus rien à manger. Et je ne sers pas non plus à mon pays.
Elle baissa la tête avec tristesse pour conclure, encore une fois :
— Je suis une fille, et je ne sers à rien.
Jinyasalm posa deux doigts sur la petite main un peu sale qui s'agrippait à la fourchette comme si sa vie en dépendait.
— Ne dis pas ça. Les femmes sont utiles au pays aussi. Quand tu seras plus grande, tu pourras te faire engager comme lavandière, ou couturière, ou cuisinière, ou des tas de choses. Même au palais, on a besoin de femmes pour que tout tourne bien, tu sais.
— Je ne suis pas du tout bonne en cuisine ou en couture !
— Tu apprendras. Tu vas à l'école pour ça ; tu as des cours.
La moue de la fillette n'était pas convaincue, mais elle fut obligée de le reconnaître.
— C'est vrai.
— Ne t'en fais pas : quand tu auras l'âge, je suis sûr que tu trouveras quelque chose à faire pour servir notre État.
— Mais en attendant, l'État a puni Papa et Maman parce qu'ils n'avaient pas de garçons. Si j'avais été un garçon, ça n'aurait pas été comme ça. Mais je suis une fille, et on doit payer tellement, tout le temps. Papa n'arrive plus à gagner assez d'argent. Et personne ne nous aide. On a dû déménager pour aller dans un autre quartier, car nos anciens voisins nous causaient des problèmes. On nous punit tout le temps. On nous a même repris notre petit chien que j'aimais tant.
Elle renifla, mais ne pleura pas. Son regard s'emplit de fierté d'avoir réussi à refouler ses larmes.
— Vous voyez que je suis aussi forte qu'un garçon.

VOUS LISEZ
La part du feu
FantasiaDeux adolescents rêveurs se sont promis de changer le monde. Adultes, ils réalisent que les rêves ne suffisent pas pour y parvenir ; il faut aussi des sacrifices. [Rien dans cette histoire n'est libre de droits, y compris les illustrations, qui sont...