Vrayava

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Sukbutaar, Naran, des années plus tard (après « Selenseg » mais avant « Prologue »)

Altanbayaar leva son verre vide, puis s'excusa poliment. L'alcool était un prétexte diplomatique pour s'extirper des conversations les plus agaçantes. Chacun comprenait en effet l'envie d'autrui de ne pas rester le gosier sec lors de ces réceptions impériales où les liqueurs les plus chères coulaient à flots. Son statut de ministre le dispensait d'avoir des comptes à rendre, mais Altanbayaar savait combien l'opinion de chacun avait de la valeur : une seule voix pouvait faire la différence, et il devait creuser l'écart.

À l'autre bout de la grande salle, au cœur du palais, il se doutait que Jinyasalm était occupé à faire de même pour le devancer, Selenseg — intimidée, furieuse dans sa robe à volants — à son bras. La présence de l'adolescente devait se révéler une échappatoire plus efficace encore pour éviter les discussions conflictuelles. L'événement mondain n'était pas un champ de bataille, mais certains ne discutaient qu'en joutes, et cela faisait après tout partie de ce jeu dangereux.

Alors qu'il se frayait un chemin vers le luxueux buffet pour aller quérir un autre verre, une main ridée, décorée de pierres précieuses, arrêta son coude.
— Il va faire bonne impression avec cette petite fille.
Altanbayaar se tourna vers l'impératrice, autour de laquelle tout le monde s'était écarté suivant le protocole. Elle paraissait d'un autre âge, usée jusqu'à la perte de tout signe de vie. Ses yeux délavés ne brillaient plus depuis des années ; ses lèvres même étaient décolorées au milieu de son visage blême. Seuls ses bijoux animaient sa peau, mais ils éclipsaient encore davantage la personne qui les portait. Les décennies au rang de première dame paraissaient l'avoir vidée de toute substance, plus impitoyables que le temps qui s'écoulait pour le commun des mortels.
— Tu devrais suivre son exemple.
La voix était, en revanche, plus affilée que jamais.

L'homme politique sourit aimablement sous le regard inhabité.
— Est-ce un ordre de l'Empereur, Madame ?
— Le conseil d'une vieille dame, donné de son propre chef.
Évidemment. Pourquoi l'autocrate de Naran aurait-il fait convoyer ses directives par sa femme, qui lui avait uniquement servi d'objet d'apparat à l'époque où elle était belle ? Il était notoire qu'à présent, il ne l'utilisait plus à rien. Mais le ministre des Communications savait donner aux gens l'impression qu'ils étaient importants. Un bras replié à l'horizontale dans le dos en signe de vénération, Altanbayaar s'inclina devant elle.
— Je vous suis infiniment reconnaissant de vous pencher sur mon cas, Madame.
L'impératrice ne répondit pas et s'éloigna, ouvrant autour d'elle un passage qui se referma derrière sa traîne comme une gueule qui l'engloutissait.

Reprenant sa route, Altanbayaar atteignit les tables couvertes de coupes étincelantes. Il en saisit une où miroitait un alcool orangé. Presque aussitôt, un bras frôla le sien pour copier son geste, tandis qu'une nouvelle voix féminine murmurait près de son oreille :
— Si vous cherchez une future veuve, c'est ma spécialité.

À ses côtés, une femme de son âge, son verre déjà aux lèvres, souriait à demi d'un sourire qui n'adoucissait pas son visage aux angles vifs. Il ne la connaissait pas, même de vue. Pourtant, sa présence ici, comme la qualité des bijoux qu'elle portait, indiquaient qu'elle était — ou avait été — l'épouse d'un homme de haut rang.

Il leva un sourcil amusé.
— Et qui avez-vous déjà enterré, pour être aussi sûre que vous me survivrez ?
— L'ancien banquier en chef de Mogay. Il est mort assassiné par des brigands qui ont tenté de reprendre l'argent des impôts ; vous en avez sûrement entendu parler. Ensuite, j'ai épousé le ministre des Postes, décédé d'un arrêt cardiaque il y a quelques mois. Vous le connaissiez.
— En effet, nous étions régulièrement amenés à travailler ensemble, mais je n'ai pas le souvenir de vous avoir jamais croisée à des réceptions, même celles qui avaient lieu à votre domicile.

La part du feuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant