Après le prologue

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Juste après le prologue

Lorsqu'Altanbayaar regagna les coulisses en peinant à trouver de l'air, la présence de quelqu'un d'autre en ces lieux le surprit. Il n'était censé y avoir personne dans les loges sombres et désertes, grottes de silence au milieu des clameurs de la salle. Il l'avait, du moins, prévu ainsi, pour se donner la possibilité de prendre cette unique respiration après... avant... après.

Dès que le premier ministre perçut la présence inopportune, il releva la tête d'un mouvement qui n'avait sans doute pas été assez vif. La silhouette, témoin de son retour vacillant, fit un pas hors de l'obscurité, tandis que le maigre faisceau de lumière du jour accrochait un filet de mailles de platine.

Iyuun. Encore.

Pendant de nombreuses minutes, les deux hommes se firent face sans échanger le moindre mot.

Iyuun, malgré les pleurs dont il ne paraissait pas avoir honte, se tenait plus droit qu'il ne l'avait jamais été quand il travaillait pour Jinyasalm. Ses années d'absence à Uugay l'avaient changé et avaient aussi changé son regard : même dans ce genre de situation inconfortable, ses yeux refusaient à présent de se baisser.

Les gouttes écarlates glissaient le long des pans du manteau d'Altanbayaar et tombaient en arc-de-cercle devant lui. Son visage paraissait saigner comme si c'était lui qui avait été blessé. Il sentait le tissu de sa tunique commencer à percer au-dessus de son cœur, trop imbibé pour avoir la clémence de résister.

Derrière les sanglots d'Iyuun, le silence entre les deux hommes était bruyant de certitudes inébranlables, de part et d'autre.

Ce furent les lèvres ensanglantées d'Altanbayaar qui se murent les premières, parce que les questions étaient aussi, malgré tout, une nécessité aux convictions.
— Tu penses toujours que je suis quelqu'un de bien ?
Sa voix demeurait aussi imperturbable que d'habitude, mais son regard était transpercé par une pointe de défi.

Les yeux inondés de larmes, Iyuun serra les deux poings sur la parure agrémentée de papillons qu'il portait à la manière d'un plastron.
— Je vous l'ai dit maintes fois... Je fais confiance à Thuya.
Altanbayaar rit d'un rire dépréciatif.
— Tu es naïf.
Obstinément, le jeune homme secoua la tête.
— Bien sûr, je ne comprends pas tout. Mais Thuya ne se serait pas trompée à ce point sur votre compte. Elle vous connaissait. Et elle m'a dit que vous étiez quelqu'un de bien.

Iyuun leva le menton. Sa résolution dénotait avec son visage d'enfant, les joues roses et potelées que son entraînement n'avait pas gommées.
— Je banderai mon arc pour vous.
Il mit un genou à terre devant l'homme politique. L'arme luisit dans son dos.
— Je vous le demande encore une fois. Laissez-moi entrer à votre service.
Peut-être pensait-il l'avoir à l'usure, au bout de ces mois de requête. Altanbayaar lui avait pourtant opposé une chaîne ininterrompue de refus.

Un soir, Iyuun avait frappé à sa porte, lui annonçant qu'il était revenu du nord de l'île, avait suivi une formation d'archer dans les montagnes et quittait la maison de Jinyasalm. Pouvait-il donc lui être utile ? Cela s'était immédiatement transformé en je veux vous être utile, mantra qu'il avait répété chaque fois qu'il était revenu déposer la même proposition aux pieds du ministre. Sa foi en Thuya était aveugle, son dévouement sans faille, sa détermination à l'épreuve des rejets étonnante, surtout pour qui l'avait connu lorsqu'il longeait timidement les murs dans la demeure du ministre des Finances.

Une nouvelle fois, Altanbayaar l'examina.
— Tu viens de voir à quel chemin tu te condamnerais.
Sans ciller, le jeune homme hocha la tête.
— Je suis prêt.
— Jusqu'au sommet, il n'y aura pas de place pour les remords, ni les regrets.
La réplique qui fusa, calme et assurée, surprit le politicien davantage encore.
— Tant mieux.

Il n'y avait pourtant pas la moindre trace d'ombre sur la figure poupine, ni dans les coins des yeux bridés. Iyuun était la vitrine d'une innocence qui tranchait avec la voie sur laquelle il insistait tant pour s'engager. Qu'avait-il donc vécu à Uugay qui l'avait métamorphosé à l'insu de tous ? Ou était-ce l'opposé, était-ce la lumière d'un cœur imperméable qui le guidait ? Quoi qu'il en soit, peut-être n'était-ce pas à Altanbayaar de l'empêcher de le souiller s'il s'obstinait.
— Très bien.

Machinalement, le ministre tendit la main avant de se souvenir du sang qui la poissait. Plus rapide que son retrait, le jeune serviteur l'arrêta. Le contact de sa peau avec les doigts visqueux ne parut pas le dégoûter, mais de nouvelles larmes se pressèrent sous ses paupières, épaisses.

Le sang qui coulait maintenant aussi en lacet le long du poignet d'Iyuun avait perdu sa tiédeur. Bouillant de vie lorsqu'il avait giclé, il s'était refroidi sur les doigts glacés de l'homme politique. Celui-ci tenta de reprendre sa main. Iyuun, toutefois, serra plus fort, et Altanbayaar ferma un instant les yeux.

La part du feuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant