— Il est l'heure d'arrêter.
Le regard de Thuya glissa par la fenêtre ouverte, par laquelle l'air printanier entrait à flots. Elle tenta de protester.
— Le crépuscule n'est même pas encore là. Ça me laisse du temps pour finir mon tableau.
Avec gentillesse, mais fermeté, Jinyasalm lui ôta toutefois le pinceau des doigts.
— Tu vas te fatiguer. Il faut que tu te ménages.
Une quinte de toux empêcha la jeune femme de répondre, et lorsque celle-ci se tarit, Thuya n'avait plus la force de contester quoi que ce soit.Son mari tendit la coupe pleine de mucus à Tsusanda, qui veillait à portée d'oreille et avait accouru aux premiers bruits.
— Tu vois que j'ai raison.
Thuya peinait cependant toujours à reprendre son souffle, et le ministre pivota vivement vers la gouvernante.
— De l'eau chaude, vite.Tsusanda disparut au rez-de-chaussée pour puiser l'eau dans la marmite sous laquelle le feu demeurait maintenant allumé sans discontinuer. Une nouvelle tâche aux attributions de la cuisinière, engagée depuis qu'elle-même devait passer plus de temps à l'étage, consistait à rajouter du combustible, puis de l'eau au fur et à mesure que celle-ci s'évaporait, et à envoyer un coursier quérir de nouvelles réserves de charbon. Tout ceci coûtait une fortune, mais Jinyasalm s'en moquait.
La gouvernante déposa le bol brûlant sur un plateau. Elle s'apprêtait à le monter quand Iyuun fit irruption dans la cuisine.
— J'y vais.
Sans attendre, le jeune homme aux yeux en amande prit le relais et grimpa les marches aussi rapidement qu'il le put sans risquer de tout renverser.Entre-temps, Jinyasalm avait aidé sa femme à se redresser. Thuya paraissait plus menue que jamais quand il était auprès d'elle, la haute taille de l'homme politique contrastant avec la silhouette amaigrie qui ne cessait de s'affiner, comme si elle rapetissait.
— Respire aussi fort que tu le peux, ma douce.
Iyuun maintenait à présent le plateau devant elle, et elle se pencha pour inhaler la vapeur qui l'aidait à ne plus suffoquer — l'espace d'un instant.Enfin, Thuya se sentit mieux et se laissa aller contre les oreillers, au soulagement de tous les présents.
— Maintenant, repose-toi.
Jinyasalm serra la petite main.
— Je voudrais que tu ailles bien aussi longtemps que possible.
Thuya lui sourit faiblement.
— Je me repose.
— Très bien. Je compte sur toi.
Il embrassa sa paume, puis fit un signe de tête à Iyuun avant de quitter la chambre.Dès que son mari eut passé la porte, derrière laquelle Tsusanda avait repris sa broderie, Thuya se tourna vers son ami, qui avait avancé un tabouret à côté du lit et du vieux chien blanc qui ne quittait jamais son poste auprès de sa maîtresse. La jeune femme respirait toujours laborieusement.
— Il ne... comprend pas.
Iyuun secoua la tête.
— Je crois qu'il le sait, que le médecin le lui a dit. Mais il est trop triste pour pouvoir se résigner.
— Il croit que... quand j'arrête de tousser... je vais mieux. Il croit... qu'on peut prolonger tout ça... et que c'est bien. Il n'écoute pas... ce que je veux.
— Le chagrin rend parfois sourd.
— Il n'essaie... même pas.Cette fois, Iyuun sourit à la moue exaspérée de Thuya.
— Je reformule : le chagrin rend parfois égoïste. Qu'est-ce que tu voudrais ?
Son regard vert était animé d'une résolution neuve lorsqu'elle répondit :
— Partir... Rentrer chez moi.
Des esquilles de douleur se fichèrent dans les yeux du jeune serviteur, qui déglutit, puis murmura d'un ton presque optimiste, tout à fait conscient qu'il péchait ainsi de la même façon que Jinyasalm :
— Il ne voudra jamais.
Thuya serra le poing aussi fort que ses faibles forces le lui permettaient.
— Peut-être quand il devra... se rendre à l'évidence.🔥🔥🔥
L'atmosphère du vaste bureau orienté au nord restait froide et sévère, peu importait le temps à l'extérieur ou l'heure de la journée. C'était précisément pour cette raison que Jinyasalm avait choisi cette pièce afin d'en faire sa salle de travail, quand il avait emménagé dans sa demeure de fonction plusieurs années auparavant. L'espace devait être assorti à son ambition politique, afin de toujours lui rappeler cette dernière : rendre un monde austère plus humain. Pour l'heure, toutefois, c'était de sa sphère privée qu'on y débattait, comme si elle regardait aussi la société au détriment de l'intimité de son chagrin.
— Monsieur, vous devez au moins tenter. C'est très mauvais pour votre carrière si vous restez sans descendance.
Altanbayaar ne put que confirmer les dires du conseiller de son ami.
— Il a raison. Je te l'ai déjà dit. Ce matin encore, les couloirs du palais impérial bruissaient de rumeurs à ton sujet.
Assis de l'autre côté du bureau, Jinyasalm eut un geste agacé.
— Le palais impérial n'a-t-il rien de plus intéressant comme occupation que de discuter de ce que je fais avec ma femme ?
— Ce que tu fais avec ta femme dit des choses sur toi en tant qu'individu.
Sans paraître entendre, le ministre des Finances poursuivit sur sa lancée, d'un ton à la fois las et exaspéré :
— Tous ces gens ne sont-ils pas encore assez écrasés par ce pouvoir despotique, pour avoir le temps de se préoccuper des détails de la vie des autres ?
— Jin.
Le timbre d'Altanbayaar sonnait comme une alarme. Le conseiller, plongé dans la lecture d'un papier posé sur ses genoux, fit comme si rien n'avait été prononcé.Jinyasalm soupira.
— De toute façon, rien ne dit que ça va marcher. Jusqu'à présent, ça n'a pas fonctionné.
— Alors, vous la mettrez dans un monastère et vous romprez officiellement votre mariage, s'empressa de répondre son secrétaire. Puis, vous prendrez une nouvelle épouse, et...
Le principal concerné plaqua ses mains sur ses oreilles.
— Assez. Je ne veux pas entendre ça.
Altanbayaar intervint à nouveau :
— Peut-être que ça marchera. Tu n'en sais rien.
— Non, non. Il ne vaut mieux pas. Ça la tuera.
— Elle est déjà morte. Ses jours sont comptés, même sans ça.
Le regard horrifié de Jinyasalm s'agrandit, mais il ne contredit pas son meilleur ami sur cette assertion qu'il savait — hélas, hélas, hélas — vraie.En désespoir de cause, il tenta alors une autre approche, avec toute la vigueur qu'il pouvait y injecter.
— Et même, l'enfant n'arriverait pas à terme non plus.
— Peu importe l'enfant, répliqua son compagnon. Bien sûr, il mourra avec elle. Mais au regard des gens, tu auras essayé, et c'est ce terrible malheur qui t'aura empêché d'accueillir un descendant. Pas ton manque de patriotisme ou que sais-je. Les gens compatiront au lieu de douter. Ce serait la meilleure issue.
Une fois de plus, Jinyasalm secoua la tête.
— Comment peux-tu imaginer de telles tragédies sans battre des cils ?
Altanbayaar se borna à hausser les épaules, sans quitter son ami et collègue des yeux.
— Je suis un stratège politique.
— Thuya n'est pas qu'un pion sur l'échiquier de nos carrières : c'est aussi la femme que j'aime.
— Que tu vas perdre quoi qu'il arrive. Par contre, ta carrière, tu n'es pas obligé.
— C'est facile pour toi de dire ça. Tu n'es pas à ma place.
— En effet. Et il n'y avait aucun risque : je n'aurais pas fait les choix qui t'y ont mené.Le sourire que Jinyasalm lui adressa était empreint de tristesse.
— Si je ne te connaissais pas si bien, parfois, j'aurais l'impression que tu n'as pas de cœur.
Altanbayaar se pencha par-dessus le bureau. Il murmura, pour n'être entendu que de son ami :
— On ne peut pas se lancer sur un tel chemin sans être préparé à tout.Après un instant de silence, Jinyasalm souffla tout de même :
— Je ne peux vraiment pas faire ça.

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La part du feu
FantasyDeux adolescents rêveurs se sont promis de changer le monde. Adultes, ils réalisent que les rêves ne suffisent pas pour y parvenir ; il faut aussi des sacrifices. [Rien dans cette histoire n'est libre de droits, y compris les illustrations, qui sont...