1 - Zola

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«Si un homme veut être sûr de son chemin, qu'il ferme les yeux et marche dans l'obscurité.»

- Saint Jean de la Croix.


J'avais quinze ans.

Tout juste quinze ans.

C'était un jour comme les autres, une journée comparable aux centaines qui l'avaient précédée. Je m'étais levée, préparée sans même y penser, guidée par l'habitude,  et j'étais partie à l'école. Les cours de littérature, physique, mathématique s'étaient enchaînés, redondants, identiques à chaque période.

Dehors, le ciel était d'un gris foncé, presque noir. Ça m'a marqué. C'était un jour néfaste qui annonçait la tempête, qui semblait avoir anticipé l'imminente obscurité.

L'algèbre est le dernier souvenir que j'aie de mon ancienne vie. Mon cerveau n'a conservé en mémoire que cet ultime image de X et de Y s'alignant les uns après les autres. Triste dernière vision, si vous voulez mon avis.

Le reste de l'histoire, je l'ai oubliée. Tout ce que je sais m'a été dicté par les voix d'autrui : ma grande soeur qui serait venue me chercher en voiture, la pluie déferlant, soudain, rendant le chemin peu praticable et glissant, puis la sortie de route, l'accident et le fossé.

Trois semaines plus tard, je m'étais réveillée, plongée dans le noir. La première question que j'avais posé était de savoir qui avait éteint la lumière. Les médecins m'avaient alors expliqué : c'était mon propre corps qui avait appuyé sur le bouton off de l'interrupteur. Le traumatisme cranien avait été si violent qu'il avait causé des hémorragies sévères dans les deux yeux. C'était un miracle que j'aie survécu, voilà ce que l'infirmière m'avait soulignée en me rappelant à quel point je devais être reconnaissante d'être en vie malgré ma nouvelle condition.

Ma soeur, elle, ne s'est jamais réveillée.

Après ça j'ai dû m'adapter, apprendre à exister autrement que par la vision : ce n'est pas quelque chose qu'on nous apprend à la naissance. On définit sans arrêt le monde par ce que l'on voit ;   alors d'un coup, si je ne trouvais pas rapidement  une autre solution pour décrire le monde, le monde allait disparaître. C'est ainsi que mon univers est devenu les bruits, les odeurs, les gestes. Rien ne se voyait, tout se devinait.

Après l'incident, J'ai porté le deuil, j'ai porté la pitié que les autres posait sur moi – dieu merci je ne pouvais pas la lire dans leur regard, j'ai porté cette nouvelle vie en tendant à la normaliser.

Comme l'a écrit l'écrivain français Emile Zola, que mon père affectionnait tant et à qui je dois mon prénom : «On sait que l'on tombe, on ne sait jamais si l'on se relèvera.» Je suis tombée trop tôt, trop jeune, trop vite. Mais je me suis relevée aussi, j'ai dû le faire parce qu'il n'y avait personne d'autre pour le faire à ma place, aucun autre choix, aucune alternative. 

On m'a dit qu'il fallait juste être forte et faire avec.

Alors depuis sept ans, je garde bien cette pensée en mémoire et j'essaie d'être la plus courageuse possible. J'aimerai que ce soit vrai, que ce soit si simple, mais la vérité c'est que mon courage n'est qu'une façade. Des cauchemars hantent presque toutes mes nuit. Je revois des images dont mon cerveau ignore si elles sont inventées ou réelles. Je revis l'accident par brides : la voix apaisante de ma soeur, son rire qui me transcende, le choc, la violence, les flammes, le froid, cet horrible son de taule froissée. Tout se mélange dans mon esprit, tout ne devient qu'un énorme bruit accablant sans queue ni tête. 

Tout se perd.

J'ouvris brusquement les yeux en retenant mon souffle, seul le silence répondit à mon réveil brutal. J'ignorai quelle heure il était ou si le matin était déjà levé ; mon horizon était noir comme toujours, du noir à perte de vue. Me redressant, je cherchai à tâtons mon téléphone adapté au personnes malvoyantes.

InvisibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant