X- Charmante discussion

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Aline


Trois jours maintenant que nous sommes ici, et rien ne bouge. Rien ne change, comme si tout était figé, dans l'attente d'un événement capable de chambouler à jamais le cours des choses. Fenris et moi sommes toujours dans la petite maison des Filles de la Terre, au beau milieu du Jardin d'Eden, mais si lui semble apprécier ce calme avant la tempête, pour ma part, j'ai les nerfs en pelote.

- Et ce brouillard qui n'en finit pas...

Je n'ai jamais vu un brouillard tenir aussi longtemps. Pas un rayon de soleil en trois jours, c'est déprimant.

- C'est comme si quelque chose ou quelqu'un avait décidé que nous ne faisions plus partie du monde...

Sans compter que la compagnie n'est pas des plus enjouée. Fenris passe les trois-quarts de son temps plongé dans des bouquins, Eyna n'est toujours pas revenue de son coma, ce qui fait que je parle constamment toute seule. Pourtant, il semblerait que la patience de Fenris ne soit pas infinie.

- Ce quelqu'un, c'est moi, alors maintenant, arrête de t'agiter comme une enfant et instruis-toi, tu risque d'avoir besoin de connaissances avant longtemps.

Je le fusille du regard tout en ne pouvant dissimuler une pointe d'admiration.

- C'est toi qui nous recouvre sous ces nuées de brouillard depuis tout ce temps ? T'as pas honte ?

- Non.

Bon. Que répondre à ça ?

- Et peut-être y a-t-il une raison pour que tu nous efface de la surface du monde ?

Il soupire, agacé par mes interruptions dans sa lecture.

- Nous attendons.

C'est faible, comme réponse.

- Et nous attendons quoi ?

Il lâche un rire sec avant de finalement laisser filer une autre partie de réponse.

- J'aurais plutôt dit "qui", mais "quoi" ça marche aussi.

Ok. Plus vague, tu meurs. A croire qu'il veut que je l'interrompe...

- Et sinon, tu compte me répondre clairement à un moment ou c'est pas du tout prévu dans ta journée surchargée ?

Il soupire à nouveau et referme doucement son livre, ayant auparavant prit garde de bien mémoriser le numéro de page. Ce calme apparent est mille fois pire pour mes nerfs que s'il avait explosé de rage. La colère contenue est toujours bien plus violente qu'une bonne engueulade. Mais j'ai l'impression que depuis qu'il a réussi à terrasser sa génitrice, depuis qu'il est devenu Maître des Enfers, ses émotions fortes ont été effacées, comme soufflées par un surplus de puissance. Il est depuis trois jours calme, posé, serein, alors qu'il n'a qu'une seule idée en tête : s'attaquer au Père dans un futur proche.

- Nous attendons des renforts armés pour une potentielle prise de pouvoir sur la Création. C'est assez précis, pour toi ?

Ok, celle-là, j'aurais dû m'y attendre. Mais l'entendre énoncer l'approche d'un assaut contre le ciel à haute voix fait glisser un frisson glacé le long de mon dos. Il sourit de ma réaction, puis reprend sa lecture là où il l'avait interrompue. Je choisis de changer rapidement de sujet, le meurtre du Paradis étant une couleuvre trop difficile à avaler pour le moment.

- Comment est-il possible qu'un démon comme toi puisse prendre le contrôle de la météo dans cet endroit sacré ?

Il ferme les yeux, referme son livre, le pause sur la table basse devant lui et se pince l'arrête du nez. Ok, là, j'ai peut-être un peu poussé... Même si la réponse me semble intéressante.

- C'est incroyable combien vous vous ressemblez, ta grand-mère et toi. Toujours à poser questions sur questions alors que les réponses sont évidentes.

Je me referme instantanément, comme toujours lorsque l'on évoque le sujet douloureux de ma grand-mère.

- Elle est morte, dis-je d'une voix atone.

Il hausse les épaules, visiblement peu touché par ma douleur.

- Dommage. Elle aurait pu nous être utile pour ce qui s'annonce. Mais d'un côté, avoir une vieille dame incapable de bouger toute seule nous aurait peut-être handicapés... Ouais, finalement, c'est mieux comme ça.

Là, je vois rouge et je n'ai qu'une envie, lui éclater cette foutue table basse sur le crâne et lui faire ravaler son arrogance déplacée.

- Mais comment tu peux dire une chose pareille ! Tu te rends compte de ce que tu dis, crétin ?

Il me dévisage du coin de l'œil, un sourcil haussé, peu impressionné par ma colère soudaine.

- Parce que tu crois réellement qu'elle t'aurait laissé t'aventurer seule dans cette histoire ? Je doute même que ta mère te laisse sauter dans la fausse aux lions en notre compagnie, alors Angélique, même pas en rêve.

Le pire, c'est qu'il a raison. Mais jamais, au grand jamais, je ne le reconnaitrai.

- Peu importe, tu pourrais faire preuve d'un peu de respect envers une femme qui s'est battue corps et âme pour toi.

Il laisse échapper un nouveau rire sec.

- Pour moi... Il n'y a jamais eu qu'une seule personne à se battre corps et âme pour moi, et ce n'est certainement pas ta sacro-sainte grand-mère.

Je lui lance mon regard le plus meurtrier qui ne lui fait ni chaud ni froid avant de prendre une profonde inspiration, tentant de me calmer.

- Et donc ? Je peux espérer avoir une réponse ?

Il lève les yeux au ciel.

- Tu es vraiment insupportable.

- Je sais. Et donc ?

- Et donc cet endroit a été spécialement conçu pour accueillir les Filles de la Terre en formation. Il est donc naturellement plus sensible à la magie. Il ne faudrait pas qu'il soit trop résistant, risquant ainsi de fissurer les beaux espoirs de réussite des apprenties magiciennes, aussi mauvaises soient-elles. Il n'est donc pas compliqué de prendre le contrôle de n'importe quel élément dans cet endroit pour peu que l'on sache un temps soit peu ce que l'on fait. Ce qui est fort heureusement mon cas.

Ceci explique cela.

- Et pourquoi nous ensevelir sous le brouillard ?

- Il me semble te l'avoir déjà expliqué.

- Oui, je sais, on attend des renforts armés, mais pourquoi nous cacher ? Le Père sait parfaitement où se trouve ce Sanctuaire puisque c'est lui qui l'a créé. Je ne vois pas bien le but de l'opération.

- Ça c'est parce que tu es très bête.

Reste calme, Aline, reste calme... Tu es plus forte que ça... Inspire... Expire...

- Et maintenant, la réponse ?

Il soupire à nouveau. A croire qu'il ne connait que cette méthode de communication. Je sais que je l'ennuie, pas la peine de me le faire savoir à tout bout de champs !

- Le brouillard a pour seule et unique fonction de brouiller les pistes. Si le Père ne nous voit pas, il ne sait pas combien nous sommes ni si nous sommes prêts de l'attaquer ou non. La météo me sert de fumigène, si tu veux, pour parler avec des termes simples et à ta portée.

Voilà. C'est ça depuis trois jours. Calme, mais terriblement agaçant et cinglant. Il retourne à sa lecture et moi à mon ennui avant de décider de quitter cette pièce où je sens la mauvaise foi de Fenris suinter depuis les murs.

- Je vais voir Eyna.

- Je m'en fous.

Charmant.


Ex Nihilo -3- Alea jacta estOù les histoires vivent. Découvrez maintenant