XIV- Le choix est une force

83 14 52
                                    

Gabriel


C'est une étrange sensation que d'être à nouveau en compagnie du fils de Lilith. Chaque regard que nous échangeons par hasard est un savant mélange de rancœur, de souvenirs et de peine. Je ne sais plus comment réagir en sa présence.

J'ai la désagréable et persistante impression d'être constamment épié, le moindre de mes faits et gestes espionné et soigneusement enregistré par un regard perfide, fourbe et dangereux. Et lorsque Fenris est dans mon champ de vision, alors que sa puissance écrase chaque molécule dans la pièce, j'ai le sentiment de me retrouver enfermé avec un serpent venimeux, avec un loup enragé, avec un monstre bicéphale. Lorsqu'il m'adresse la parole, ce sentiment est plus flagrant encore. Je sens qu'il ne parle que par mensonges et demi-vérités, que chaque mot qu'il prononce est à double tranchant et que chacun est plus mortel que le précédant.

En un mot, depuis mon arrivée ici, l'atmosphère étouffante m'obsède.

Seule la présence rassurante d'Aline me permet de respirer. La jeune Fille de la Terre semblait convaincue que Fenris n'attendait que moi, mais, visiblement, le démon aux yeux de soleil a d'autres cordes à son arc et n'entend pas se battre contre le Père à armes égales. J'imagine que c'est une bonne nouvelle. J'ignore ce qu'il attend, ou même ceux qu'il souhaite voir arriver, mais j'ose espérer que, quoi ou qui que ce soit, cela nous aidera à faire face à l'armée divine.

Nous aidera à faire face aux miens.

A cette pensée, je sens mon cœur sombrer un peu plus. Désormais et à jamais, je suis un traître envers ma race, envers le Père, en traître envers la Création que j'ai juré de protéger. En m'alliant aux projets fous de Fenris, je tourne le dos à tout ce pour quoi j'ai été créé, tout ce pour quoi je me suis battu et ai tué ces derniers millénaires. Mais, d'un autre côté, en repassant tous les épisodes de ma très longue vie dans mon esprit, certains événements me rappellent que le Père n'est pas exempt de péchés, et que, bien que j'ai longtemps été sa main armée, il reste l'être à l'origine des ordres donnés.

Mais, dans ce cas, qui blâmer ? L'arme ou le forgeron ? C'est moi qui ai tué sous ses ordres, moi qui ai arraché sa vie à Eden alors que je la savais innocente et que j'avais pleinement conscience de la gravité de mon geste, de ses conséquences futures et de l'absurdité des ordres reçus. Je savais pertinemment que le Père n'entretenait pas de bonnes raisons pour donner un tel ordre, je savais ô combien exécuter cet ordre pouvait être dangereux pour les êtres alentours et pour la Création, et pourtant, j'ai agi sans réfléchir. Comme une stupide épée dénuée de raison entre les mains d'un enfant injuste et  mauvais perdant. Je me sens minable.

Assis dans un des fauteuils qui habillent le petit salon bondé de livres anciens et de toiles d'araignées depuis longtemps oubliées dans les recoins de la bibliothèque de bois sombre, le regard perdu dans mon vague à l'âme, je n'entends Aline s'approcher que lorsqu'elle dépose une tasse de thé sur la table basse à quelques centimètres de moi. Une exquise odeur de menthe poivrée envahit la pièce, se mêlant délicieusement à la senteur agréable des livres usés par le temps. Pour un peu, j'aurais sursauté. Mais ce n'est pas là un comportement digne d'un archange. Mais, à côté du reste, ce petit manquement aux règles de savoir-vivre est dérisoire. Un sursaut n'est rien comparé à des millénaires d'exactions commises "pour la bonne cause".

- Je t'ai fait peur ? demande doucement la jeune femme en s'asseyant confortablement sur le canapé qui avait autrefois dû être d'un rouge criard mais qui, aujourd'hui, tire plus vers le rose délavé.

Elle range sagement ses pieds sous elle, éloignant sa peau du carrelage glacé.

- Non, ne t'en fais pas, dis-je en souriant gentiment, j'étais simplement... j'étais simplement perdu dans mes pensées.

Ex Nihilo -3- Alea jacta estOù les histoires vivent. Découvrez maintenant