Aline
Alors que je reviens peu à peu dans le monde des vivants, mon esprit réintégrant doucement la réalité, tentant d'oublier les souvenirs vermeilles qui lui ont été imposés, Gabriel me prend dans ses bras et me porte jusqu'à ma chambre, où il me borde comme une enfant.
- On n'a pas le temps pour une sieste, je pense... dis-je d'une voix pâteuse, la langue étrangement lourde.
Il secoue doucement la tête.
- Fenris a bien failli briser ton esprit. Tu n'es pas en état pour quoi que ce soit, pour le moment. Repose-toi, je te protégerai le temps qu'il faudra.
Mon esprit met quelques instants à construire ma question suivante, qui pourtant me semble être d'une importance capitale.
- Où est parti Fenris ?
L'archange grimace, visiblement peu envieux d'aborder le sujet "démon".
- Je n'en ai pas le moindre idée, répond-t-il finalement d'un air lasse. Et pour tout te dire, je ne veux même pas savoir où il est ni ce qu'il fait.
Je soupire.
- Tu crois qu'il est allé terminer le travail ? Tu penses qu'il a définitivement basculé ? Que peut-il vouloir de plus que la destruction du Père ?
Gabriel pousse à son tour un soupire perdu.
- Il n'a jamais voulu "seulement" la destruction du Père. Il rêve de réduire la Création à néant, de souffler toute vie, d'effacer à jamais toute trace d'une quelconque existence.
Un court silence s'installe, que je brise après quelques instants.
- Mais pourquoi ?
Mon ami secoue doucement la tête, les fines mèches blondes de ses cheveux dansant devant son regard borgne.
- Depuis la mort d'Eden, il accuse tout un chacun et veut la venger à tout prix.
- Mais les mortels ne sont pour rien dans sa mort ! dis-je, perdu, ne comprenant pas la logique tordue du démon à qui j'ai pourtant offert mes services.
- Peu lui importe, Aline. Il a perdu la raison. Si tu veux mon avis, en cherchant à détruire toute vie sur Terre, il cherche simplement à mourir. Il veut effacer sa faute, sa culpabilité et cette folie qui le ronge. Il veut que tout s'arrête et, maintenant qu'il est assez puissant, il est en capacité d'y parvenir.
- Mais ça n'effacera jamais ses fautes ! Au contraire !
- Je sais bien. Et j'imagine qu'il le sait aussi. Mais il n'y a plus aucun espoir de le raisonner désormais, laisse tomber mon ami, ses mots résonnant comme le chant funèbre d'un couperet. Il cherche à détruire jusqu'à être détruit, et désespère de jamais pouvoir mourir et la rejoindre. Il est esclave de ses remords et je ne saurais dire s'il souhaite se débarrasser de sa folie ou s'y perdre plus encore.
Je reste sans voix, incrédule. Comment ai-je pu ne pas le voir ? Ce désir profond d'oublier, de se perdre à jamais et de ne plus regarder qu'en arrière sans jamais penser au lendemain, comment a-t-il pu m'échapper ? Prenant mon silence pour de l'acceptation, Gabriel se redresse sans un mot et quitte ma chambre, espérant visiblement que je me laisse aller au sommeil.
Mais cela fait déjà bien trop longtemps que je dors. Bien trop longtemps que je me laisse aller. Bien trop longtemps que je suis sans jamais rétorquer. Où que Fenris soit allé, il va avoir besoin d'aide. Je n'oublie pas la promesse que Gabriel et moi lui avons faite. Nous l'assisterons dans sa quête de justice, pas pour les raisons qu'il souhaite, mais pour la seule raison qui vaille la peine de déplacer des montagnes : l'amour. L'amour que je portais à ma grand-mère lâchement assassinée par le Père quant sa seule préoccupation était de me garder loin des tumultes sanglants qui s'imposent à toutes les Filles de la Terre depuis l'aube des âges. L'amour qui lie cette étrange famille que nous formons, Gabriel, ma mère et moi. L'amour qui a détruit Fenris plus sûrement qu'aucune arme, qu'aucune trahison n'aurait jamais pu l'espérer.
Je reste donc quelques secondes allongée, ressassant mes pensées, avant de décider que l'inaction avait fait son temps. On m'a empêché de venir en aide à Fenris lorsqu'il en avait le plus besoin alors qu'il faisait face à son monstre de mère. On m'a bridée pendant trois longues années alors que j'aurais pu peut-être éviter les tourments de la folie au prince des Enfers. On m'a protégée au prix d'une vie lorsque j'ai finalement décidé de prendre mon destin en main, et maintenant, Gabriel veut encore me tenir à l'écart des combats, quand mon âme me hurle que prendre les armes est la seule action censée à entreprendre. Je me souviens de la terreur de Gabriel, de ce traumatisme terrible qu'il garde de sa dernière entrevue avec le Père. Cette peur, je ne la laisserai pas m'entraver. Cette peur ne deviendra jamais mienne. Chacun ses peurs, j'ai déjà bien assez à faire avec les miennes.
Je me redresse d'un bond, animée d'une énergie nouvelle née de la frustration et de la tristesse. Il y a trois ans, alors que Fenris et moi nous lancions à la recherche de ma mère, je n'aurais jamais imaginé me retrouver un jour à me battre aux côtés de ce maudit démon pour libérer le genre humain du joug d'un tyran éternel. Mais aujourd'hui, me voici, plus déterminée que jamais à faire ce que les Filles de la Terre auraient dû faire dès leur apparition : offrir la liberté pleine et entière aux humains, les laisser seuls maîtres de leur destin, qu'il soit heureux ou non.
Je quitte la chambre à grandes enjambées, dévale les escaliers sans oublier de prendre la lance majestueuse sagement posée dans le couloir, attendant son heure. L'heure de la revanche, l'heure du grand retour, que ce soit celui du nouveau Roi des Enfers ou le mien. Je passe devant Gabriel qui, un sourcil levé devant cette énergie bouillonnante qui m'habite, n'a d'autre choix que de m'emboîter le pas.
- Et on peut savoir où tu vas comme ça, me lance l'archange tout en me rattrapant en quelques pas ? Dois-je te rappeler ce qu'il s'est passé il n'y a pas dix minutes de cela ?
Je m'arrête net, si bien qu'il manque de me bousculer. Sans que je ne sache réellement pourquoi, toute la rage qui m'habite, cette sourde colère qui me hante face à mon inutilité, face à cette insécurité constante et le besoin pressant qu'ont mes proches de me surprotéger, toutes ces ombres glissées dans les recoins de mon âme se placent en pleine lumière alors que je plante mon regard dans le sien, plus sérieuse que jamais.
- Ecoute, ce n'est pas parce que tu les crains, aussi bien Fenris que le Père, que je dois rester prostrée dans une chambre en attendant que l'orage éclate. Je sais que tu garde un souvenir cuisant des deux seules défaites de ta vie, mais saches que, pour moi, ce n'est jamais que ma première véritable bataille. Je n'ai jamais connu ni victoire ni défaite, donc dans un cas comme dans l'autre, je suis prête à tout donner et découvrir enfin ce que ça fait que de se battre pour une cause juste et noble, et pas seulement pour ma petite personne. Nous avons promis à Fenris de lui prêter main forte, et ne crois pas que je n'ai pas remarqué ta réticence et ton désir de me garder loin du combat. Mais tu ne peux pas me retenir. A partir d'aujourd'hui, j'en fais le serment solennel : plus rien ni personne ne saurait me retenir lorsque je me sais sur le droit chemin. Reste ici si ça te chante. Pour ma part, j'ai rendez-vous avec deux archanges. Que tu me suives ou non ne changera en rien ma détermination. J'irai combattre, parce que c'est la seule chose à faire. Je mourrai sans doute, mais j'aurais au moins réussi à racheter l'honneur de ma famille, le mien, et, qui sait, peut-être aurais-je réussi à faire évoluer les choses à mon échelle, aussi minime soit-elle. Fenris est peut-être un monstre assoiffé de mort et de pouvoir, mais il a au moins l'honnêteté de reconnaître ses fautes, sa folie et ses ambitions. Je lui ai promis mon aide, et je tiendrai parole, quoi qu'il m'en coûte.
Il reste bouche bée, interdit, ne sachant que répondre face à mes paroles qui s'échappent de moi sans que je n'exerce aucun contrôle, me libérant enfin de ces mots qui empoisonnaient mon âme. De toute manière, je n'ai plus le temps d'attendre qu'il se décide enfin à choisir un camp. Pour ma part, tout est parfaitement clair dans mon esprit. Je me battrai pour la cause qui, à mes yeux et à mon coeur, est la plus légitime.
- C'est noble de ta part, dit-il d'une voix morne et fatiguée. Noble, mais stupide.
Je hausse un sourcil, ne sachant quel sens donner à ses paroles. Il poursuit donc.
- L'honneur a tué bien plus de personnes que tous les démons de la Terre réunis, Aline. Méfie-t-en.
Déçue et dégoûtée par ce manque de courage, je tourne les talons et m'éloigne, lançant mes derniers mots par-dessus mon épaule sans lui faire l'aumône d'un regard.
- Nous nous disons donc à bientôt, puisque nous serons morts avant la prochaine aube. Reste là où tu es, Gabriel. Pour ma part, je vais continuer à marcher à contre-courant, puisqu'il m'est impossible d'avancer à contrecœur.
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Ex Nihilo -3- Alea jacta est
ParanormalLe temps a passé depuis que Fenris a été emprisonné dans le Néant, au cœur des Enfers. Depuis ce jour, Aline est constamment assaillie de rêves et de visions dans lesquels elle le voit lutter pour se libérer de cette prison créée par Lilith. Mais al...