Je referme la porte de l'appartement de Derek derrière moi et immédiatement m'adosse au mur pour tenter de contrôler la violence qui m'habite. Mes jambes flageolent et je dois plaquer mes mains contre le mur afin de maîtriser leurs tremblements. J'ai envie de démolir le mur d'en face tellement je me suis contraint à me dominer toute la matinée. J'ai réussi à m'éclipser en laissant Derek travailler seul sur la fin de son article. J'ai simplement pris le prétexte d'aller chercher nos pizzas chez Luigi au coin de la rue. Concentré sur l'article, il a hoché la tête vaguement : clairement quand il écrit Derek est dans un autre monde. Pour moi, la bataille fictive s'achevant sur le canapé était de trop. J'ai réussi à faire illusion ensuite mais mes nerfs à vif exigeaient que je m'éloigne de lui.
Je soupire en fermant les yeux. Je devrais être blindé. J'ai l'habitude maintenant : je suis un foutu imposteur. Je mens et je triche avec les autres - et avec moi-même- depuis si longtemps. Mais cela devient de plus en plus compliqué. A cause de Derek. Si je peux encore mentir aux autres, et à lui surtout, nier à moi-même ce que je suis n'est plus possible. Et ceci depuis le jour de notre rencontre.
Putain Morgan ! Encore un effort. Un jour de plus. Chaque jour gagné est un jour où tu préserves votre amitié.
Je m'arrache du mur et rentre chez moi. Je décide de faire une pause, attrape mon paquet de cigarettes dans le vase de l'entrée où Derek l'a planqué. Il déteste que je fume. Nous nous sommes engueulés plusieurs fois sur le sujet et sommes arrivés à un compromis plus ou moins satisfaisant : je ne fume plus devant lui et il me cache mes clopes dès qu'il en a l'occasion, ce que je fais semblant de ne pas voir. J'allume nerveusement la première et sors sur la terrasse en exhalant une bouffée. Quelques secondes plus tard, j'attends l'effet calmant de la nicotine sur mon cerveau, en observant les passants dans la rue plus bas. Les pizzas attendront un peu. Faut que je me sorte toutes ces pensées de la tête avant d'y retourner.
Merde. Merde et merde.
Ça devient un peu plus insupportable chaque jour. Raconter les souvenirs humiliants de ma non-histoire avec Pierce n'a rien arrangé. Elle était pourtant enfouie bien loin, celle-ci. Au fond du coffre-fort de mes sentiments, sous le fatras d'émotions que je cadenasse depuis quinze ans. Ma main tremblante porte la cigarette à ma bouche pour une seconde bouffée. L'air frais souffle sur ma peau me rappelant certains gestes de Derek.
Derek.
Je n'ai qu'à tourner la tête pour voir sa terrasse à un mètre de moi. S'il sortait là, maintenant, il me verrait dans un sale état.
Cette proximité de nos appartements est un enfer... et le paradis en même temps. Je ne veux pas qu'il sache pour moi. Je refuse d'approcher sa vie de trop près, je déteste l'entendre rire et baiser avec ses amies. L'entendre partager avec elles ce que je ne peux pas vivre avec lui est comme frotter du sel sur une plaie ouverte. Cependant, je peux le voir, lui parler tous les jours. Son amitié est la chose la plus précieuse de ma vie. Je ne m'entends pas avec mes parents. Je n'ai pas de frères ou de sœurs. Finalement Derek est le seul qui a su percer la carapace qui me protège. Je dois préserver à tout prix cette amitié. Pouvoir être avec lui, rire, discuter en toute simplicité et être... presque moi-même. Même si je dois pour cela museler ce que je ressens. Notre amitié, simple et virile doit être préservée.
C'est ce que je veux depuis notre rencontre. Tant pis pour le reste.
✶ 5 ans plus tôt ✶
J'essaie de comprendre pourquoi mon regard revient sans cesse sur lui. Il tape encore et encore sur le sac de frappe. Il a à peu près mon âge je pense. Grand et musclé, il ne fait attention à personne, mais il attire l'attention, même s'il est vêtu de façon simple, il a quelque chose qui fait que beaucoup le regarde avant de passer leur chemin, rebutés sûrement par son aspect sombre et coléreux. Moi non. Depuis trois jours qu'il vient dans cette salle, je ne peux m'empêcher de l'observer. Il frappe puissamment, avec une régularité de métronome, le sac. Il ne fait que cela. Encore et encore, jusqu'à épuisement. Puis il boit une bouteille d'eau et file sans dire un mot à personne. Visage fermé et corps crispé. Les types asociaux ou râleurs ne m'intéressent pas. Encore moins, s' ils cumulent les deux, mais ce Derek Cummings - d'accord je me suis un peu renseigné à l'accueil de la salle, Sally ne me refuse rien, si je lui souris un peu- ce Derek donc , transpire la fureur et la tristesse à la fois. Je ne sais pas trop pourquoi, j'ai envie de l'aider. De lui dire que quelque soit le problème, il y a une solution. Alors je l'observe en effectuant mon propre programme depuis trois jours. C'est curieux cette obsession que je suis en train de développer. Limite malsain.
Ce soir il semble encore plus en colère qu'hier et je commence à penser que le sac de frappe va céder au moment où le grand brun l'entoure de ses bras pour se rattraper alors qu'il trébuche.
Merde ! Il tombe dans les pommes ou quoi ?
Sans réfléchir, je suis immédiatement près de lui et le rattrape en le ceinturant avant qu'il ne finisse sur le sol. Il est pas léger le bougre, mais j'arrête sa chute et reporte le poids de son corps brûlant sur moi afin de le soutenir par la taille. Il se laisse faire alors que je le traîne rapidement vers le banc le plus proche. Mon bonhomme semble avoir perdu conscience.
Tant bien que mal je parviens à l'asseoir. Je le maintiens d'une main ferme, dos contre le mur en m'accroupissant devant lui. Ses yeux sont fermés, ses membres amollis. Je le gifle doucement une première fois. Sa tête suit l'impact de mon coup et vacille de droite à gauche. Aucune autre réaction. Il respire pourtant. Très vite même. Sa poitrine se soulève à un rythme inquiétant sous la main que j'ai placée sur son tee-shirt gris trempé de sueur. Une veine palpite follement sur son cou musclé. Il va pas me faire une crise cardiaque en plus ?
— Hé , mec ! Tu m'entends ? Reviens avec moi ! Derek !
Comme il ne réagit toujours pas, je mesure moins ma force lors du second coup et sa joue rougit visiblement sous sa barbe alors qu'il prend une profonde inspiration. Comme un noyé qui remet enfin en action ses poumons . Et ses yeux s'ouvrent me fixant intensément.
Verts. Un vert fascinant. Un vert que j'ai jamais vu.
Ses prunelles expriment une telle douleur que je ne sais quoi lui dire. Nous restons ainsi sans bouger plusieurs minutes. Nos regards liés se fixent et s'interrogent en silence. Les battements de son cœur se calment peu à peu sous ma main.
— Ça va mieux ? soufflé-je sans reculer, sans le lâcher.
Son regard toujours accroché au mien, Derek semble chercher à comprendre où il est.
— Elle m'a quitté. Je sais pas pourquoi, mais elle m'a quitté.
Il chuchote. Sa voix profonde est rauque, comme blessée par le manque de dioxygène. Elle transpire la douleur elle aussi.
Je déteste m'occuper des affaires des autres. J'ai suffisamment à m'occuper des miennes et de ma vie de tricheur. Mais il semble me demander pourquoi sa meuf l'a largué. J'en sais fichtrement rien. Il a l'air d'un bon gars. Je secoue la tête, cherchant quoi répondre. Et soudain j'ai l'absolue certitude que si elle est partie, c'est tant pis pour elle. Elle ne le méritait sûrement pas.
— Pour que tu vives enfin ta vie. Alors lève-toi, on va aller boire un verre ensemble ça te fera du bien. Je m'appelle Morgan. dis-je en me levant et lui tendant la main.
C'est là que tout a basculé : quand il a saisi ma main et qu'il m'a souri doucement, amicalement. Un sourire franc et confiant. Un truc bizarre s'est réveillé en moi, un truc chaud et fragile que je n'avais pas ressenti depuis dix ans... depuis Pierce. J'ai compris alors que tricher, cacher qui je suis, sera de plus en plus compliqué. Voir impossible.
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𝙹𝚞𝚜𝚝 𝙻𝚘𝚟𝚎 | BxB
RomanceDerek est un jeune divorcé d'une trentaine d'années. Il a une vie tranquille : un boulot agréable et des sorties nocturnes avec son meilleur ami, Morgan, qui rendent sa vie facile et sans attaches. Mais un soir, il commence à comprendre que ses dési...