Chapitre 9 : «C'est comme s'il n'y avait plus rien »

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Narrateur : Kurt.

Le vent d’automne me fouette le visage. L’été est passé, ses chaleurs et extases sont terminées. Les arbres perdent feuille à feuille leur splendeur estivale. Pendant l’hiver, ils m’ont toujours effrayé mis à nus, comme faméliques. Pour rentrer chez moi, il faut passer par un petit parc que j’emprunte chaque jour. Aujourd’hui, tout est différent. Les troncs n’ont pas cette forme droite et polie que je leur connaissais, non,  ils forment de petites vaguelettes en branle. L’arborescence se referme sur moi. Je suis dans une cage de branches. Tout ce qu’il y avait de familier entre cet endroit et moi semble ne plus exister.  C’est comme s’il n’y avait plus rien, comme si la forêt avait avalé tous mes souvenirs. Tout s’englobe en une spirale. Un bruit sourd et puis plus rien. Un néant géant m’englobe.

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Mais qu’est-ce que je suis con.

Hier, j’étais chez Adèle et je me suis barré. Elle a touché de sa lance affûtée mon talon d’Achille : Anna. Quand on parle d’elle, j’attrape soudain le même visage que mon père. J’ai pourtant tout fait pour ne jamais lui ressembler mais voilà qu’après des années d’efforts, nous nous retrouvons semblables, comme deux vieux connards. Pour oublier les paroles d’Adèle, je me suis fait un petit shoot sur la route du retour. Ensuite, je me suis réveillé là, dans mon lit. L’arrière de mon crâne me fait terriblement mal. J’ai dû tomber. Je me souviens d’arbres qui bougent. Une crise.  Le petit parc. Quelqu’un a dû m’y trouver et a dû juger bon d’appeler mon père… et maintenant il sait tout.  Il a dû regarder dans mes poches, y trouver le contenu illicite. Il a dû voir mes bras : l’un est scarifié et l’autre parsemé de traces de seringue. Si mes bras m’étaient coupés, je suis certain qu’on pourrait deviner à quel genre de personnage ils appartenaient rien qu’en y jetant un coup d’œil.  Il a dû deviner qui j’étais devenu dans son ombre. Dans l’ombre d’un connard toxicomane dépressif et coureur de jupons, je suis devenu un connard toxicomane dépressif et coureur de jupons. Le sang ne ment pas. La drogue coule en mes veines, mais mon père aussi.

Je suis reste là longtemps à réfléchir. Après des minutes ou peut-être des heures,  la poignée s’ouvre d’un geste prompt : mon père doit être en colère. Cependant quand il entre,  ses yeux sont emplis d’une compassion que je ne leur connais pas. A vrai dire, je n’ai jamais vu les yeux de mon père normaux.  Parmi les rares fois où il m’a regardé, ses pupilles altéraient, épingles ou dilatées.  Tétanisé, la main encore posée sur la poignée, il laisse glisser d’entre ses lèvres ce court prénom qu’il a donné à son fils, délégant le mythe de son idole. Je l’entends échapper « Kurt » comme un regret. Comme si en me voyant allongé à demi-mort, il se rend enfin compte qu’il a délaissé son  fils de seize ans maintenant.   

Il avance lentement. Certains de ses pas reviennent en arrière alors que d’autres font le prix de deux. Sa démarche hésitante est comme celle d’un funambule novice qui pour la première fois monte sur un fil. Il finit par s’agenouiller à côté du lit. La stupéfaction s’est désormais éprise de son regard. S’il pouvait cracher le morceau maintenant ! Non, mon père est un lâche. Il n’a jamais rien su dire après que maman soit partie. Jamais il ne m’a foutu une bonne raclée parce que j’avais fait connerie, jamais il ne m’a engueulé pour un mauvais bulletin. Il a été absent pendant 10 ans.

Il pose sa tête sur le matelas et réprime un sanglot. Il a dû rester des heures ainsi à pleurer. J’aurais pu lui demander d’arrêter, j’aurais pu tout changer mais pour une fois que c’est lui qui souffrait. Pour une fois qu’il était là pour moi, clean de quelques heures. Si je lui avais dit « ne pleure plus », il serait parti. Je m’endors quelques temps dans un rêve confus mais à mon réveil, mon père a levé le camp. Mes pieds sont tout engourdis par ces deux jours au lit. «Tu vas remuer le gros orteil ». Réanimés sans trop de difficulté, je me hisse jusqu’au salon où j’aperçois, sur la petite table, un poulet froid avec des petits pois d’apparence mal cuits. « La vengeance est un plat qui se mange froid. » Vieux proverbe Klingon. En guise d’entraînement, je décide de ne pas réchauffer l’assiette. Mon père a dû sortir acheter de quoi faire sa journée. Me voilà seul dans cette maison qui empeste, où des ustensiles sont amassés sur chaque commode, baignés dans la poussière. Personne ne pourrait vivre normalement dans un endroit pareil. Trop peu de lumière, trop peu de vie. Un repère de zombies.

Menthe à l'eauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant