Embarquons ensemble

La vie secrète de Bee, Sara Wolf

Mesdames, Messieurs les responsables des admissions de l'université Sarah Lawrence, 

Vous m'avez demandé d'écrire une dissertation sur le thème : "Où vous voyez-vous dans cinq ans ?" ? La voici. J'écris. Je ne suis pas persuadée d'être douée, mais je veux devenir écrivain. Je crois qu'il est important de vouloir s'améliorer. On devrait beaucoup plus apprécier toute la concentration et la motivation que cela demande. Certains s'en fichent. Certains sont heureux de vivre tels qu'il sont sans aller au-delà de leurs  limites, sans se dépasser pour grandir. 

Je les comprends. 

Grandir, c'est douloureux. J'ai passé une année entière à regarder trois frères grandir. Leur père les maltraitait émotionnellement, mais ils s'en sont sortis. Je ne sais pas où je serai dans cinq ans, mais je sais où j'aimerais être : avec eux. 

Je devrais commencer par le début. Il y a un an, j'étudiais comme une folle pour devenir psychologue et entrer à la New York University. C'était pour mon père : il souffre de dépression. Quand on l'a diagnostiqué, je voulais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour l'aider. Je ne pensais qu'à apprendre à le soigner moi-même, car nous n'avions pas l'argent nécessaire pour qu'il soit pris en charge. Mais ces trois frères m'ont montré qu'aussi douloureux que ce soit, aussi égoïste que cela semble, il faut poursuivre ses propres rêves de tout son cœur. Ils m'ont appris qu'il est noble de vouloir aider, mais qu'on ne peut aider personne si on ne s'aide pas d'abord soi-même. Alors je me suis dit que j'écrirais cette dissertation à leur sujet. 

Il y a Fitz, blagueur et sarcastique, le plus jeune des trois. Avant, il se droguait pour gérer la peine provoquée par la mort de sa mère. Il est sobre depuis un an. Grâce à moi. Parce que je me suis évanouie à une soirée après qu'il m'a donné un tranquillisant. Je suis tombée dans une piscine et j'ai failli me noyer. Il n'a plus rien touché depuis. C'était d'abord pour se punir, mais il m'a dit hier qu'il est heureux que j'aie failli me noyer. Aussi étranges que ces mots soient, c'est du Fitz tout craché. Il me déclare en souriant : "Je suis heureux que tu te sois noyée." Et je sais que ça veut dire "merci", à sa manière. 

Puis il y a Burn, qui n'a rien besoin de dire du tout. Avant, j'avais peur de lui, car il est très grand et ne sourit jamais. Avant, il ne montrait jamais ses émotions. C'est comme ça qu'il gérait la mort de sa mère ;  moins il avait à communiquer avec les autres, moins il avait à expliquer ses émotions. On demande toujours aux gens comment ils se sentent, mais je n'avais jamais réfléchi à quel point c'est une platitude. On n'y répond jamais sincèrement. Burn m'a appris que parfois, c'est la pire question à poser. La vérité est parfois plus importante que la politesse. 

Enfin, il y a Wolf. Il a enseigné à mon cœur comment battre comme un coup de tonnerre, un orage qui fait trembler les fenêtres. 

Il m'a appris que j'avais le droit de brûler. Que le feu n'est pas que destruction, il laisse aussi la place aux toutes petites pousses qui attendent de grandir. 

Wolf s'est assis à côté de moi alors que j'écris. Il me dit que vous devez brûler cette dissertation avant de la lire, avant de tomber amoureux de moi, vous aussi. C'est comme ça qu'il m'a rencontrée : par mon écriture. Il a essayé de me faire renvoyer. C'est une longue histoire. Une que je pourrais raconter, un jour, si vous m'acceptez dans votre université. Il y a des centaines d'histoires en moi. Et vous pouvez m'aider à les exprimer. Vous pouvez faire partie de mon voyage. 

Je m'appelle Beatrix Cruz, et quoi qu'on dise, que vous m'acceptiez ou non, je serai écrivain. Quelles que soient les difficultés, j'écrirai toutes les histoires qu'il y a en moi. Parce que j'ai appris à être égoïste pour devenir qui je suis vraiment. Parce qu'il y aura toujours de pousses qui attendent sous les cendres. 

Alors allez-y. Acceptez-moi. Rejetez-moi. Mais brûler cette histoire avant de la lire.