Chapitre 8 - page 2

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Le lendemain matin, Togänn se rendit seul au bosquet. Il s'assit sur une souche et observa le tas d'herbe piétiné devant lui, se souvenant des instants passés à s'entraîner là pendant toutes ces années. Il revoyait Ivan, prenant son air de maître lorsqu'il le reprenait à chaque assaut, ou bien leurs éclats de rire à chaque botte ratée. Cela le fit sourire.
Puis, il se perdit au milieu des hautes herbes et des fougères, retrouvant le lieu où Laena et lui s'étaient aimés pour la première fois. Il soupira longuement, car il ignorait toujours ce qu'il adviendrait de leur histoire. Et lorsqu'il en imaginait les possibilités, la fin n'était jamais heureuse.
Il resta là toute la matinée, son esprit oscillant entre souvenirs heureux et avenir incertain.

En début d'après-midi, lorsqu'il remonta du jardin et prit la direction de l'office du médecin, il fut interpellé par un serviteur qui le pria de le suivre jusqu'à la salle du conseil.
Là, il dut attendre devant la porte, car il semblait qu'une réunion avec les Seigneurs avait lieu en ce moment même.
Depuis leur dispute, le Duc l'avait dispensé d'assumer son devoir, habile façon de se défier de lui, avait pensé Togänn.

Après une demi-heure qui sembla interminable, la porte s'ouvrit enfin. Les Marquis et les conseillers en sortirent dans de bruyants échanges, sans prêter attention au jeune Sire qui s'écarta pour les laisser passer.

– Approche ! résonna alors la voix du Duc.

Togänn entra timidement et vit son père qui le scrutait d'un regard sévère, comme il pouvait s'y attendre. Il lui fit signe de s'asseoir.
Le jeune Sire s'exécuta, à la fois intrigué par cette façon très sommaire d'agir et inquiet quant à l'objet de ce rendez-vous dont il ne savait rien.

– J'ai pris une décision concernant la petite affaire que nous avons laissée en suspens, commença le Duc.

Togänn se crispa, serra nerveusement les poings. La sentence allait tomber, enfin. Malgré l'angoisse, c'était un soulagement. L'attente n'avait que trop duré.

– Ce soir, tu quitteras Kastraëll, reprit le Duc. Je viens de te nommer Vicomte au domaine de Vornamswën. Il est situé dans la province de Rivënicès. Tu avais raison sur un point : ici tu es enfermé, loin de tout. Et c'est probablement à cause de cela que tu ne saisis pas l'importance du rôle qui t'incombe. Tu es trop dorloté, trop confortablement installé et trop choyé ici. Alors, désormais, avec ce que tu sais déjà, tu vas apprendre le reste par toi-même. Ce domaine, qui est désormais le tien, est à l'abandon depuis des années, il y a donc tout à faire. Tu devras trouver de quelle façon l'exploiter et le faire prospérer, car, comme n'importe quel vassal, tu devras verser les taxes et l'impôt à Kastraëll. Tu seras ainsi confronté à certaines réalités qui te font encore défaut. Il va de soi que tu es libre de faire de ce domaine ce que bon te semble. C'est bien là ce que tu voulais non ?

Togänn se tut, qu'y avait-il à dire ? Une punition déguisée en simulacre de liberté, avec à la clef la même destinée planant toujours au-dessus de sa tête. Si la forme pouvait avoir changé, le fond des choses restait scrupuleusement identique.

– Tu ne pourras t'acquitter de ta tâche sans quelques aides, c'est pourquoi ton cher ami, Ivan Merric, t'accompagnera. Il sera ton écuyer et y poursuivra seul ses études de chevalerie. À ce que l'on dit, il est largement capable. De plus, même si tu as révélé un certain talent d'escrimeur en battant en duel un chevalier, ton ami sera également en charge de ta protection. Sur place, quelqu'un attend votre venue, un homme avisé qui saura te conseiller. J'ai aussi mis à ta disposition une somme qui devrait suffire à démarrer l'entreprise.

– Combien de temps devrais-je rester là-bas ? demanda Togänn d'une voix tremblante.
– Le temps qu'il faudra. Lorsque tu auras suffisamment mûri, que tu auras fait tes preuves et lorsque que le temps sera venu pour toi, tu reviendras à Kastraëll pour me succéder.

À cet instant le jeune Sire soupira. Quelque chose venait de se briser en lui. Il s'était résigné, avait accepté son sort, car il venait de comprendre qu'en définitive, il ne pourrait jamais échapper à la destinée que lui avait réservée son père.
Alors, il se releva, redressa la tête et fixa son regard sur l'homme lui faisant face, qu'il ne voyait plus à présent comme son père, mais comme son Duc.

– Ce sera tout, votre Majesté ? demanda-t-il.

Le Duc sourcilla, cette appellation si formelle l'avait quelque peu surpris. Mais, plutôt que de chercher si cela était une nouvelle effronterie ou bien un respect du protocole, il préféra l'ignorer.

– Ce sera tout, Vicomte. Un attelage attend dans la cour, prêt à partir. Je te laisse une heure pour embrasser ta mère et ta sœur et... je t'accorde une demi-heure de plus pour faire tes adieux à... qui tu sais.

Ce geste devait certainement être reçu comme de la compassion, mais pour Togänn cela était égal. Banni... voilà ce qu'il était. Officiellement, il devenait Vicomte de Vornamswën, mais officieusement il n'était rien d'autre que l'enfant indigne qu'on envoyait à l'autre bout du duché, dans un domaine perdu au bord de l'océan, avec assez d'occupations pour qu'il oublie celle qu'il aimait et se borne à son devoir.

Le Duc se tourna vers la fenêtre, les mains dans le dos. Comme il n'entendit pas son fils s'éloigner, « au revoir, Vicomte de Vornamswën », dit-il pour le congédier.
Togänn quitta la salle du conseil en gardant la tête haute, au prix d'un incroyable effort.

Il marcha lentement jusqu'à l'office du médecin. Lorsqu'il entra dans la chambre, où Ivan l'attendait, il semblait tituber.
L'écuyer remarqua sa figure attristée et s'inquiéta de le voir ainsi prostré. Soudain, Togänn explosa. Il se mit à hurler en frappant violemment contre la porte, puis il saisit un tabouret et fracassa de toutes ses forces une fenêtre qui vola en éclats.
Après cela, il s'effondra à genoux, pleurant tout en frappant du poing contre le sol, fort... puis plus fort encore, jusqu'à ce que Ivan retienne sa main ensanglantée.

– Par les dieux que se passe-t-il ? demanda-t-il effrayé.

***

Un reflet dans la lame 🏆 (Roman)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant