Le silence de Kishi dure si longtemps que Megumi finit par se demander si elle va répondre à sa question. Elle regarde le ciel, les cheveux au vent, comme si elle cherchait ses mots cachés derrière les nuages. Megumi est sur le point de changer de sujet lorsque Kishi prend la parole :
— Je l'ignore.
Les sourcils de Megumi se froncent, mais elle ne lui laisse pas le temps de dire quoique ce soit et poursuit sur sa lancée :
— Un jour, il y a quelques années, je me suis réveillée sur la plage. Je ne me souvenais plus de rien, sauf d'un nom. Kishi Ikari. Je suppose que c'est le mien, mais je n'en suis pas certaine à cent pourcent. J'étais pleine de sable et je portais déjà l'uniforme que tu vois. Tout autour de moi était ravagé. Les arbres étaient déracinés, les toitures déformées. Et quand je suis allée à la rencontre d'un piéton qui passait par là pour lui demander ce qui s'était passé, il m'a ignoré et m'est passé au travers.
Megumi a beau chercher dans sa mémoire, cet événement ne lui dit rien. Il y a régulièrement des typhons dans la région, mais il n'en a pas connu de suffisamment puissant pour déraciner les arbres des alentours ou abîmer les maisons, auss proches soient-elles du bord de mer. Il se demande à combien de temps équivaut les "quelques années" de Kishi.
— J'avais beau hurler, on ne m'entendait pas. J'avais beau m'agiter, on ne me voyait pas. C'est très frustrant quand on n'y est pas habitué.
Megumi ne peut que l'imaginer, mais il admet que ça doit être déstabilisant. Le ton de Kishi est posé, rien à voir avec les cris de rage qui sortaient de sa gorge l'autre jour. Pourtant, il ressent cette panique, cette angoisse qui a dû lui donner des crampes à l'estomac tandis qu'elle appelait au secours mais que personne n'était en capacité de lui venir en aide.
Il se demande comment il aurait réagi si ça lui était arrivé. Il n'est pas du genre à perdre son calme, mais la situation était en dehors de toute logique. Peut-être se serait-il mit à hurler, lui aussi.
— Je suis restée très longtemps là, assise sur la plage. J'ignore combien de temps. Quand j'ai relevé la tête, j'avais l'impression qu'un an avait passé. Je me suis levée, et j'ai commencé à marcher.
Écouter Kishi, c'était comme écouter une berceuse. La mélodie allège les cœurs et donne envie de se reposer en toute sérénité. Même les loups autour de Megumi se sont couchés à ses côtés, comme soudain pris de fatigue.
— Je me suis résignée, et j'ai arrêté d'essayer de communiquer avec les gens. C'est ainsi que j'ai fait la rencontre d'autres esprits dont j'ignorais jusque là l'existence. Ils m'ont appris beaucoup de choses sur ce monde. Où vont les âmes après la mort, ce qui les retient sur Terre. Je me suis dit que ça devait être la raison pour laquelle je suis toujours ici. Je dois avoir un regret qui me maintient dans cette ville et qui m'empêche de la quitter. Depuis, j'ère dans les rues à la recherche de celle que j'étais.
Kishi a l'air d'avoir fini son récit. Elle décroche ses yeux du ciel pour les encrer dans les pupilles de Megumi qui l'observe avec fascination. Son histoire n'a pas dû être facile à vivre. Il a un peu de mal à assimiler toutes ces informations irrationnelles, mais il tâche de faire de son mieux pour ne pas céder à la panique.
— Ta requête... Elle concerne ta présence ici, n'est-ce pas ?
Kishi sourit. Elle sautille jusqu'à lui sur la pointe des pied, aussi légère qu'un flocon de neige. Elle se penche vers lui pour lui prendre les mains. Si Megumi a réussi à rester calme, il a bien du mal à contenir l'affolement de son cœur qui s'emballe dans sa poitrine. Les doigts de Kishi sont gelés, mais bizarrement, Megumi a l'impression qu'ils lui réchauffent la peau.
— Aide-moi à m'en aller ! Aide-moi à trouver qui je suis, et à mettre la main sur ce fichu regret qui me retient ici ! Je n'y suis pas arrivée seule, et je n'y suis pas non plus parvenue avec l'aide des morts. Alors je me suis dit que toi, tu serais capable de m'aider ! Que notre rencontre n'était pas un hasard, c'est forcement la providence qui t'envoie pour me sortir de là ! Dis, tu veux bien m'aider ?!
Le rouge aux joues, Megumi ne répond pas tout de suite, de peur de balbutier. Le vent s'est levé, Shiro et Kuro le fixent avec la même intensité que le regard de Kishi.
— Je ferais de mon mieux.
Ses yeux s'illuminent d'espoir, et elle se jette dans ses bras en poussant un gémissement de bonheur. La queue des loups remuent et Megumi reste assis les bras ballants, analysant encore ce qui vient de se passer.
Une fille s'est accrochée à son cou. Sa poitrine est pressée contre son torse. Ses mains froides sont en contact avec la peau nue de sa nuque. Elle a enfoui son nez contre son épaule.
Megumi a beau déployer tous les efforts du monde, impossible de calmer son cœur qui menace d'exposer dans sa poitrine. Il est paralysé de surprise, ses bras restent le long de son corps, incapables de lui rendre son étreinte.
Kishi a beau être un esprit, elle est plus tactile que n'importe laquelle de ses connaissances. Il aurait trouvé ça incongru et l'aurait sans doute repoussé si elle avait été normale, si elle avait été une lycéenne banale dont la peau serait chaude et bronzée. Cependant, Kishi Ikari n'est pas une lycéenne banale. Elle est le bord de mer en colère, l'incarnation du typhon.
Son câlin est sans doute la chose la plus normale qu'elle ait faite jusqu'ici, alors Megumi ne songe même pas à s'extraire de ses bras gelés ou à s'offusquer de ses manières un peu trop familières.
— Si les autres ne peuvent pas te toucher, pourquoi moi je le peux ? demande-t-il pour dissiper la gêne qu'il ressent dans sa poitrine.
Il a essayé de ne pas laisser percevoir son trouble dans sa voix. Kishi relève la tête et se détache de lui, Megumi ne sait pas s'il est soulagé ou un peu déçu. Elle penche la tête sur le côté.
— Les autres ne peuvent ni me voir, ni m'entendre, ni me toucher. Tu peux me voir et m'entendre, pourquoi ne pourrais-tu pas me toucher ?
Megumi s'en veut d'avoir posé une question aussi bête.
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Les cris du typhon
FanficMegumi savait qu'il n'aurait jamais dû s'attarder dehors aussi longtemps avec la tempête qui se préparait. Le vent souffle si fort qu'il a l'impression qu'il pourrait s'envoler à tout instant. Son parapluie ne lui est d'aucune utilité sous cette plu...