Je suis un monstre

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À toutes celles et à ceux qui mènent une chasse impitoyable aux idéalistes 

et grâce à qui, si on les avait écoutés, nous nous serions épargné toutes ces révolutions, 

tous ces progrès sociaux, toutes ces découvertes technologiques.


***


Je suis un monstre.

Ça m'a frappé une nouvelle fois ce matin, quand leurs regards m'ont crucifié.

Ça m'a suivi tout le jour devant leurs mines méprisantes, leurs moues accusatrices, leurs mâchoires crispées.

Je suis un monstre.

J'ai toujours senti en moi quelque chose d'anormal, un truc singulier qui ne se retrouvait nulle part. Comme si je nageais à contre-courant. L'éléphant dans un magasin de porcelaine. Le chien dans un jeu de quilles. Le vilain petit canard de la portée. Le cheveu dans la soupe.

Je suis un monstre.

On me l'a répété pourtant toute mon enfance. « Ne fais pas ça ! » « Arrête donc tes bêtises ! » « Qui m'a donné un fils pareil ? » « Mais d'où ça peut te venir ? »

On me l'a redit pendant toute ma scolarité. « Tapette ! » « Gonzesse ! » « Lavette ! » « Lopette ! » Crié sur tous les tons, craché au visage.

Et ça a continué de me suivre comme une ombre lourde et cruelle qui frappe incessamment. La honte, l'opprobre, la solitude.

Et l'incapacité de faire autrement.

Je suis un monstre.

C'est la seule explication.

Quand on est le seul à se conduire ainsi et que tout le monde trouve ça contre nature, débile, absurde, lamentable, c'est qu'on a tort, forcément. Qu'on est une erreur. Un monstre.

Forcément.

Alors, ce soir, en rentrant chez moi, j'ai tenté de lutter contre moi. J'ai essayé de toutes mes forces de faire comme on a essayé en vain de m'apprendre toute ma vie. J'ai serré les poings pour passer outre cet instinct profond, cet élan spontané et bestial qui gronde en moi depuis toujours.

Mais j'ai craqué. Quand un conducteur en passant a traité une femme de pute, je lui ai dit que j'étais désolé. Quand cet enfant a croisé mon regard, je lui ai souri. J'ai même salué le mendiant du supermarché en lui tendant une de mes deux baguettes de pain.

Rien n'y a fait. Ni la consternation de cette femme, ni le cri d'épouvante de ce môme. Pas même les insultes avinées du clochard.

Quand je l'ai avoué à ma mère, elle a secoué la tête avec douleur, et ça m'a fait mal de la décevoir encore.

— Mais quand est-ce que tu vas te conduire en homme et arrêter de croire que nous vivons dans un monde de bisounours ? Les gens sont cons, cruels, méchants, égoïstes. C'est comme ça qu'on est fait, et tu n'y peux rien.

— Mais, maman...

Elle me stoppe d'une main.

— Non, arrête tes conneries, maintenant ! Un monde meilleur, ça n'existe pas ! T'es un putain d'idéaliste, mon fils, et il faut que tu grandisses ! La vie, c'est la jungle, c'est la mort. Il faut que tu l'acceptes et que tu en finisses avec tes enfantillages !

Je baisse la tête, honteux. Elle a raison. Si les gens voulaient un monde différent, ça se saurait. Ils feraient comme moi, ils essaieraient de le changer.

Je suis une erreur de la nature.

Un monstre.

Je dois apprendre à me conduire en homme.

ApocalypsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant