Le départ

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Ce soir-là, il ya avait de l'animation dans la maison des Redfield, chose compréhensible puisque c'était un soir très important.
Toute la famille, jusqu'aux cousins les plus éloignés, était réunie. Tous discutaient, riaient, buvaient jusqu'à devenir soûls. Seule une personne ne faisait rien de tout cela. Il s'agissait de la petite Liya Redfield, qui avait atteint sa treizième année ce soir-même. Vous penserez donc que toute cette agitation est due à une simple fête d'anniversaire, mais pas du tout. Certes, les nombreux convives trinquaient aux treize ans de la jeune fille, cependant ils faisaient s'entrechoquer leurs verres bien plus vivement et bruyamment en vue d'un tout autre évènement : son départ en pèlerinage. Je sais que vous ne comprenez pas tout, donc laissez-moi tout vous expliquer.
Les Redfield étaient une riche et illustre famille de sorcières, et toutes les femmes de cette famille en étaient. Il en allait donc de même pour Liya. Cependant, pour être sorcière, il fallait obtenir une licence, et donc avoir suivi une formation. Cette formation-ci était un peu particulière, car elle ne nécessitait aucun maître d'apprentissage, aucun cours, et aucune règle à suivre : l'apprentie devait simplement faire le tour du monde, passer dans différents pays et résoudre le problème d'un habitant de chacun d'entre eux. Le voyage durait un an, et on l'appelait le "pèlerinage de sorcière". La sorcière partait la nuit de ses treize ans (ou une nuit de pleine lune si le pèlerinage était effectué plus tard). Voici donc pourquoi la famille Redfield au complet se trouvait chez les parents de Liya.
Liya était donc la seule à ne pas discuter, rire, ou boire (pas même un verre d'eau). Elle était seule dans sa chambre, en sous-vêtements, étendue sur le tapis. Elle tenait dans ses mains un lapin en peluche, auquel il manquait un œil, et lui parlait.
"Je ne veux pas descendre, il y a trop de monde..." marmonna-t-elle avant de se taire pendant quelques instants, puis de reprendre :
"Je sais, maman m'a fait cadeau d'une robe d'ailleurs, mais je ne l'aime pas, elle est toute rose et trop chargée. Et puis, je vais devoir mettre un corset et des bas ! Tu imagines, Bunny ?"
Le silence se fit à nouveau.
"Bah... De toute façon, si je dois mettre une robe, ce sera la verte ! Elle est si confortable, tu n'as pas idée ! Elle sera parfaite pour mon départ."
La fillette fut interrompue dans sa conversation par des claquements de talons, dans le couloir. Mme Redfield fit irruption dans sa chambre, en ouvrant grand la porte. Elle laissa échapper un juron en voyant sa fille allongée sur le sol, en chemise et dessous.
- Tonnerre de Dieu ! Mais que fais-tu par terre ?
- Je discute avec Bunny.
- Là n'est pas la question ! Tu ne t'es même pas changée ?!
- Non... Ça ne se voit pas ?
- Mais as-tu au moins réfléchi à ce que vont penser les invités?
- Ils ne me verront qu'à mon départ, je ne compte pas descendre.
- Enfin, Liya, c'est de ta fête de départ qu'il s'agit ! Il est hors de question qu'on ne te voie pas de la soirée !
- Très bien, mais pas dans cette robe, elle est ridicule.
- Sinon quoi ? Tu n'as que celle-là, il me semble !
- Faux : j'ai la verte.
- Ce tas de chiffons ? Par pitié, dis-moi que c'est une plaisanterie !
- Non. Je l'aime bien, elle est confortable. D'ailleurs, c'est celle que je mettrai pour le départ.
En guise de réponse, sa mère fit une moue dégoûtée avant de conclure :
"Fais comme tu veux, mais coiffe-toi, au moins ! Tes cheveux partent dans tous les sens."
Et elle sortit en claquant la porte d'un geste exagérément théâtral.
Liya se leva en soupirant. Elle contempla un instant l'imposante tenue rose, recouverte de volants, dentelles et rubans en tous genres. Il est hors de question que j'enfile une horreur pareille, pensa-t-elle. La fillette ouvrit donc son placard. Habituellement, elle portait des pantalons et des chemises, car elle détestait les vêtements féminins. Mais elle avait une robe, une seule, qu'elle adorait. Elle était verte, et avait été déchirée et raccomodée à de nombreux endroits. Sa couleur s'accordait à merveille avec les yeux de Liya, et pour une robe, elle était étrangement confortable (c'était précisément la raison pour laquelle elle l'aimait tant).
Au milieu des nombreux vêtements en vrac dans l'armoire, la jeune fille retrouva finalement sa tenue favorite. Elle se changea et brossa sa tignasse rousse avant de l'attacher en deux queues sur les côtés de sa tête. Enfin, elle enfila ses vieilles bottes à lacets et descendit, son lapin dans les mains.
Au moment même où elle arrivait en bas des escaliers, sa grande sœur lui sauta dessus. Amélie était le parfait contraire de Liya. Blonde aux yeux bleus, coquette et "belle comme le Soleil" (d'après sa mère), elle était cependant bête comme ses pieds, et aimable comme une porte de prison. Liya, au contraire, était rousse aux yeux verts, n'aimait pas vraiment se recouvrir d'artifices, et n'était pas particulièrement belle non plus. En revanche, elle brillait par son savoir, sa bonté et sa joie de vivre au quotidien. Mais malgré cela, Amélie restait la favorite de la famille.
La jeune femme soupira en voyant la tenue de sa sœur.
"Ma pauvre, maman va te hurler dessus. Tu aurais pu faire un effort, non ? On a fait faire une robe chez le tailleur exprès pour ton départ, pourquoi ne l'as-tu pas mise ?"
En guise de réponse, Liya haussa les épaules. Elle n'aimait ni sa mère ni sa grande sœur, car elles critiquaient sans cesse ses goûts vestimentaire. Son père était, quand elle était petite, son seul refuge. Malheureusement, il était mort d'une grave maladie. C'est pourquoi la fillette était très pressée de partir. Un an entier sans voir sa famille était pour elle un rêve inespéré. Elle avait même déjà prédit ce qu'elle ferait une fois sa licence obtenue : elle quitterait la maison pour continuer à voyager et devenir sorcière itinérante.
Amélie, dans un long soupir, déploya son éventail et tourna les talons en l'agitant doucement sous son visage. Peu après, leur mère réapparut et fixa longuement les cheveux de Liya, avant de demander :
- Ne t'avais-je pas demandé de te coiffer ?
- Si, et c'est ce que j'ai fait.
- Et bien, c'est pire qu'avant. Qu'est-ce que c'est que cette coiffure ?
- Bah, des couettes.
- Oui, justement. Des couettes. Je pensais plutôt à quelque chose d'élégant quand je disais "coiffe-toi"! Mais bon, puisque tu n'en fais qu'à ta tête... Fais comme il te plaît !
Elle s'éloigna d'un air outré, à petits pas rapides et en faisant claquer ses talons sur le parquet.
Liya avança doucement dans la foule, à la recherche de ses cousines. Elles étaient ses seules vraies amies dans la famille. La première avait six ans et la deuxième, neuf. Elles trois étaient inséparables. La jeune fille les trouva finalement près du buffet, occupées à remplir leurs assiettes. La nourriture y était empilée, si bien que Liya se demanda comment autant de choses pouvaient rentrer dans de si petits estomacs. Elle les appela en faisant un salut de la main. La plus grande des deux cousines leva la tête de la montagne de spaghetti bolognaise qu'elle s'était servie et répondit par un grand sourire avant d'accourir jusqu'à elle.
Elles trois discutèrent toute la soirée, puis à vingt-trois heures cinquante la mère de Liya alla lui dire de se préparer pour le départ. La fillette monta donc dans sa chambre. Elle prit son balai, son chapeau (elle les avait fabriqués elle-même), son sac et sa peluche, puis elle redescendit. Sa mère l'attendait près de l'entrée, une broche dans la main. Elle l'accrocha au balai de Liya. Ce bijou montrait qu'elle était en pèlerinage. Elle lui sourit et sortit dans le jardin, où toute la famille l'attendait. La fillette dit au revoir à ses cousines et leur promit de rapporter des souvenirs. Son oncle, qui regardait l'heure, s'exclama soudain : "Il est bientôt minuit !". Aussitôt Liya s'installa sur son balai et toute la famille fit le décompte.
"Cinq...Quatre...Trois...Deux...Un..."
À "zéro", Liya s'envola dans les airs, sous les applaudissements des Redfield. Ils continuèrent jusqu'à ce que la fillette ne soit plus qu'un petit point au loin.

Le pèlerinage de sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant