L'eau, translucide comme un fantôme, inodore tel un spectre et aussi impalpable qu'un esprit errant.
L'eau, ce n'est vraiment pas ce qui manque aujourd'hui et cette symphonie pluvieuse accordée à la fanfare du moteur de la voiture n'arrange pas la situation déjà assez horrible. On ne voit pas grand-chose, hormis la lumière des phares et du téléphone de mon frère, Charlie. Comme si des milliers d'ombres s'étaient abattues sur le véhicule. Pour essayer de réchauffer l'atmosphère glaciale, ma mère déclare sur son ton jovial habituel:
- Vous allez voir, c'est un très beau château, très spacieux avec de magnifiques jardins! Certes la wifi n'est pas très performante, mais vous savez, ce n'est pas tout le monde qui a la chance d'emménager dans une aussi grande maison.
- La malchance tu veux dire, réplique froidement mon frère qui a mal digéré l'idée de vivre dans un endroit sans réseaux.
De mon côté, je ne sais pas ce qui est pire: quitter Paris où se trouve toute ma vie ou bien emménager dans un château perdu au fin fond de la Bretagne.
Mes parents ont essayé tant bien que mal, de nous faire à cette idée. Mais quel être vivant doté de bon sens aurait pu accepter la situation?
Et pourtant tout m'a poussé à fuir Paris: l'affliction avait effacé les fragments de bonheur éphémère les plus enfouis du fin fond de mon âme. Plus rien ne me retient dans cette ville. Je l'avais beaucoup aimé quand on y avait emménagé il y a 5 ans: les terrasses où règne la bonne humeur, les magnifiques bâtiments haussmanniens, les jolies rues pavées chaleureuses, ma petite chambre paisible... Seulement tout est très rapidement devenu moins beau et moins joyeux. Soudain mes anciens fantômes ressurgissent. Les souvenirs se bousculent et se mélangent dans ma tête comme si tout à coup je les revivais tous en même temps. Mon souffle se fait de plus en plus fort et de plus en plus court, ma respiration est de plus en plus difficile à maîtriser:
- Nous sommes bientôt arrivés. D'après le GPS nous venons d'entrer dans la ville la plus proche du manoir. Si le trafic est fluide, on sera arrivés dans notre nouvelle demeure vers minuit.
- Ma...Man...je ...
La voiture s'arrête immédiatement en faisant un bruit strident. Je descends le plus rapidement possible. Je m'assois sur le trottoir en pleur et tente de m'apaiser en me concentrant sur ma respiration. J'inspire, j'expire, j'inspire, j'expire... Je jette un coup d'oeil autour de moi. A cette heure-ci il n'y a personne dans les rues. J'inspire et j'expire... Mise à part lui. Il est assis sur le banc de l'abribus, en face de moi. Il ne semble pas remarquer ma présence, les yeux rivés sur son téléphone. J'inspire...Je me surprends à le contempler...j'expire. Tout à l'air paisible chez lui: ce petit sourire discret au coin de ses lèvres, ses doigts qui s'affairent sur son écran avec une délicatesse innée, ses joue rougies par le froid, sa façon d'être absorbé totalement par ce qu'il fait comme si rien d'autre ne comptait, comme si rien n'existait autour, comme si plus rien au monde n'avait de l'importance. Je trouve presque satisfaisant de contempler son bonheur qui parait si simple, si naturel, si pur...si facile. Sans même m'en rendre compte, j'ai réussi à reprendre mon souffle. Au bout de quelques minutes, j'avais totalement repris mes esprits, totalement concentrée sur lui. Mais soudain il lève les yeux vers moi: des yeux si beaux, si bleus, si brillants qu'on peut y voir son reflet. On reste là un moment à se regarder l'un et l'autre. Je n'ai jamais fixé quelqu'un aussi longtemps dans les yeux. Habituellement j'ai plutôt tendance à fuir tout contact visuel pour ne pas attirer l'attention sur moi.
Ce doux duel se solde par l'arrivée malencontreuse du bus. J'observe le véhicule disparaître dans la brume nocturne avec un peu de regret puis je remonte dans la voiture.
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NOUVEAU DÉPART
Novela JuvenilJe ne sais pas ce qui est pire: Quitter Paris où se trouve toute ma vie ou bien emménager dans un château perdu au fin fond de la Bretagne. Pourtant fuir tout ce qu'il s'est passé là-bas m'est plus que vital: Plus rien ne me retient dans cette vill...