C'est la première fois qu'un garçon me raccompagne chez moi. Je n'avais pas vraiment d'amis au collège, j'étais détestée à cause de mes bonnes notes et de mon manque d'humour. Je faisais peur aux garçons : j'étais déjà froide en apparence, alors en apprenant que je pratiquais également un art martial, ils laissaient tomber l'idée de m'aborder. Et c'était tant mieux, parce que les rares qui osaient m'adresser la parole le faisaient dans le seul but de me soutirer mes devoirs.
Au lycée, j'ai déjà fait le trajet avec Maki, mais personne d'autre n'avait encore daigné faire un bout de chemin avec moi. Panda habite à l'opposé de chez moi, alors même si on s'entend bien, nous ne nous sommes jamais raccompagnés. De toute façon, quand les cours se terminent, nous sommes tous les deux trop pressés de rentrer chez nous. Moi, j'ai mes révisions, lui a sa console. Nous avons nos priorités.
Ainsi, Toge Inumaki et moi marchons tranquillement l'un à côté de l'autre sous le ciel bleu et les pétales roses des cerisiers en fleur. L'ambiance est propice à une scène de romance, pourtant, je ne me sens pas particulièrement mal à l'aise. Je n'aurais sans doute pas su comment réagir si ça avait été quelqu'un d'autre que Toge Inumaki. Mais ça fait maintenant un mois que je le côtoie tous les jours et que j'ai appris à le connaître. Je sais qu'il est doux et gentil, sans arrière-pensées. Marcher avec lui me détend.
Et puis, si ça avait été quelqu'un d'autre, j'aurais été embarrassée de bavarder. Je n'ai pas beaucoup de sujets de conversation, mes centres d'intérêts se limitant aux cours et à l'aïkido. Bien sûr, je m'intéresse à d'autres choses, comme les seinen, les polars et les séries policières, mais je ne sais pas si ce sont de bons sujets de discussion, surtout si je ne connais pas les goûts de la personne. Je risquerais de l'ennuyer.
Avec Toge Inumaki, je n'ai pas à me prendre la tête, je n'ai même pas besoin d'ouvrir la bouche. Même si le silence nous enveloppe, que les seuls bruits qui parviennent à nos oreilles sont ceux de la ville, je n'ai pas l'impression que ce blanc entre nous soit dérangeant. Je le qualifierais plutôt de naturel. Ce serait incongru de prendre la parole alors qu'il ne pourrait me répondre autre chose que « bonite séchée » ou « takoyaki ».
On se laisse bercer par le souffle du vent qui fait chavirer les branches des cerisiers, par le crissement des pneus sur la route, par le bruit de nos pas qui résonnent en rythme sur le bitume comme de légères percussions. Même si on ne parle pas, le trajet reste plus agréable que lorsque je le fais toute seule. Néanmoins, la situation me semble différente que lorsque c'est Maki qui me raccompagne chez moi.
Avec Maki, le trajet est animé par nos conversations sur nos clubs respectifs. Elle me raconte les dernières nouvelles de son club, me parle de ses matchs à venir, des exploits qu'elle réalise à l'entraînement sans pour autant donner l'impression de se vanter. Quand c'est mon tour, je parle de l'aïkido et des mouvements que j'ai appris. Même si c'est agréable de discuter avec elle, nous sommes toujours un peu gênées lorsque nous n'avons plus rien à nous dire.
Avec Toge, mieux vaut laisser parler le silence. Entretenir une conversation avec lui serait aussi improbable qu'absurde :
— Et sinon, tu habites où ?
— Yakitori.
— Je vois.
Je n'imagine même pas la tête des passants qui entendrait des bribes de notre discussion. Je place ma main sur mes lèvres pour camoufler mon sourire amusé.
— Thon ?
Toge Inumaki m'interroge du regard. Visiblement, mon sourire soudain ne lui a pas échappé. Je secoue la tête en retirant ma main.
— Rien. J'étais juste en train d'imaginer la tête des gens s'ils surprenaient une conversation entre nous.
— Œuf de saumon.
Une femme qui vient de nous dépasser se retourne pour nous dévisager. Je ne peux m'empêcher d'en rire. C'est exactement la situation que j'avais imaginée. Toge Inumaki semble comprendre la raison de mon amusement et sourit à son tour derrière son col.
— Mayonnaise ?
— Encore quelques minutes et on arrive chez moi. On aperçoit mon immeuble d'ici, dis-je en lui pointant l'appartement en question du doigt.
J'écarquille les yeux, moi-même surprise par ma réponse. Il ne rajoute rien de plus, comme si j'avais effectivement deviné ses pensées. Plus je passe du temps avec lui, plus je parviens à comprendre le sens caché derrière ses « bonite séchée » ou « saumon fumé ».
— Merci de m'avoir raccompagnée.
Nous sommes arrivés devant mon immeuble. Je m'incline légèrement pour lui montrer ma reconnaissance. Je suis très heureuse d'avoir fait ce trajet avec lui. Je me surprends de jour en jour à trouver sa présence de plus en plus agréable. Il hoche la tête.
— Thon !
J'interprète cette réponse comme un « rentre bien ! »
— Et toi, tu habites où ?
— Ramen !
Il me fait signe que c'est assez loin. J'acquiesce, le sourire aux lèvres.
— La prochaine fois, ce sera à mon tour de te raccompagner.
Je le vois hausser les sourcils, étonné. Je m'incline une seconde fois et le laisse pour rentrer dans le hall. Il a semblé surpris, il ne devait pas s'y attendre. Je n'aime pas me sentir redevable, alors quand Maki a fait le chemin avec moi la première fois, je lui ai dit qu'à mon tour, je la raccompagnerai chez elle. J'aime quand c'est donnant-donnant, je pense que c'est la base d'une amitié saine et stable.
Lorsque je jette un regard furtif aux portes transparentes du hall, juste avant de rentrer dans l'ascenseur, Toge Inumaki n'est plus là. J'appuie sur le bouton pour monter au troisième étage, et alors que les portes se ferment, j'ai l'impression que mon coeur est un peu plus léger.
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Sashimi Yakisoba pour les intimes
FanfictionMoi, c'est Shiyomi Yoshida. Ce n'est pourtant pas un nom très compliqué, non ? Les sonorités s'enchaînent sans mal, et mon prénom est répandu, il est loin d'être surprenant. Pourtant, Toge Inumaki, mon voisin de classe, semble incapable de le pronon...