— Shiyomi ! m'interpelle Maki alors que la sonnerie indiquant la pause déjeuner vient de retentir. On mange ensemble ce midi ? Panda ne devrait pas tarder à nous rejoindre !
Je relève la tête vers elle et lève mon pouce vers le haut. J'écarquille les yeux en me rendant compte de mon geste. Toge Inumaki a plus d'influence sur moi que je ne l'aurais cru. Je sors mon bento de mon sac et quitte ma place. Alors que je passe derrière le pupitre de mon voisin, je marque un temps d'arrêt.
Il est toujours tout seul à la pause déjeuner, je ne l'ai jamais vu manger qui que ce soit. Mais ce n'est pas étonnant vu sa réputation. « Handicapé mental», c'est ainsi que les autres le surnomment à force de l'entendre parler de takoyaki et de bonite séchée à longueur de journée. Ce surnom m'écœure. Même si Toge est différent, ce n'est pas une raison pour le traiter ainsi.
Mais dans ce lycée, et sans doute partout ailleurs, la différence a du mal à se faire accepter. Les gens jugent ce qu'ils ne connaissent pas, ce qui ne leur est pas familier. Le cas de Toge Inumaki n'y échappe pas.
— Inumaki-san, tu veux manger avec nous ?
Il me regarde avec des étoiles dans les yeux et lève son pouce en l'air, j'en conclus que c'est un oui. Je lui souris et rejoins Maki qui m'attend accoudée sur l'embrasure de la porte. Toge Inumaki nous suit les mains vides. Si je ne l'ai jamais vu manger avec des amis, je ne l'ai jamais vu non plus avec une boite de bento. Tous les midis, il s'achète un sandwich à la cafétéria.
— Toi aussi, tu prends un sandwich ? l'interroge Maki alors que nous commençons à marcher dans le couloir. Ça tombe bien, c'est à la cafétéria qu'on doit rejoindre Panda.
— Saumon !
Il a réagi lorsque Maki a parlé de Panda, je me demande s'il le connaît. Arrivé à notre point de rendez-vous, nous abandonnons Toge Inumaki dans la file pour acheter un sandwich et l'attendons sur le côté. Nous ne voulons pas rendre la queue plus longue qu'elle ne l'est déjà. Au devant de la file d'attente, j'aperçois Panda et son incontournable bonnet blanc aux oreilles noirs qui vient de payer son sandwich — aux nouilles, probablement, c'est son préféré. Maki lui fait signe, il nous rejoint.
— Salut les filles. Comment vous allez ?
— La cheville toujours en compote mais on fait avec.
— Bien, merci. Et toi ?
— Comme d'hab.
Maki boîte légèrement, elle a une sorte d'attelle à la cheville qu'elle s'est foulée la dernière fois. Lorsque Toge Inumaki nous retrouve, son sandwich en main, il check Panda comme si de rien n'était. Je hausse les sourcils, surprise.
— Vous vous connaissez ? je demande tandis que nous nous dirigeons dehors pour manger au soleil.
— Saumon !
— Il fait partie du club manga, me répond Panda. Ce gars est un vrai tueur, tu devrais voir ses dessins ! Les tentacules de ses pieuvres sont super réalistes !
Je ne dis rien, ayant déjà eu de nombreuses occasions de le voir à l'œuvre pendant les cours. J'ai oublié que Panda fait aussi partie du club. Ils ont l'air de bien s'entendre, je me surprends à être contente pour Toge Inumaki. Si Panda dit autant de bien de lui, c'est qu'il a probablement réussi à s'intégrer dans son club. Je suis ravie qu'il se soit fait accepter là-bas. Je secoue la tête pour me reprendre : je réfléchis comme si j'étais sa mère.
Nous nous installons sur une des tables de pique-nique mises à disposition des élèves, un peu à l'écart de la cour principale. Elles sont souvent libres, les élèves viennent rarement traîner par ici. Pourtant, elles ont un emplacement idéal : elles sont abritées sous un préau qui nous offre de l'ombre lorsque le soleil est tapant. Mais comme il faut un peu marcher pour les trouver, les autres ont la flemme de faire le chemin.
— Au fait Maki, j'ai entendu dire que tu allais devenir la capitaine de l'équipe de softball l'année prochaine. C'est vrai ?
Un grand sourire étire ses lèvres tandis qu'elle ouvre son bento.
— Oui ! L'année prochaine, la capitaine actuelle part à l'université, c'est à moi qu'elle a confié la tâche de reprendre l'équipe ! C'est un grand honneur.
— Félicitation.
Maki est impressionnante. Sa dévotion pour son club est digne de respect.
— Et toi, tu penses que tu vas prendre la place du président du club d'aïkido ? Il me semble que lui aussi part à l'université l'année prochaine.
Je secoue la tête par la négative.
— Non, ça demande trop de temps, je privilégie mes études.
Toge Inumaki mâche son sandwich au ralenti, il semble tout à coup intéressé par la discussion. Je me demande ce qui a piqué sa curiosité. L'aïkido ? Il est peut-être surpris que j'appartienne à un club d'art martiaux. Vu mon sérieux et mes notes, les gens pensent toujours que je fais partie du club d'échec ou de littérature. Des préjugés, encore et toujours des préjugés.
— Takoyaki, Sashimi !
Il me regarde avec insistance, mais je ne comprends pas ce qu'il veut.
— Tu souhaites que je te dise pourquoi je fais de l'aïkido ?
J'ai visé juste puisqu'il hoche vigoureusement la tête de haut en bas. Son enthousiasme me fait plaisir. Je n'en parle pas souvent, mais l'aïkido est un sport que j'aime beaucoup pratiquer. Il me détend et me permet de me relaxer, tout en m'assurant une bonne défense si jamais on ose un jour s'en prendre physiquement à moi.
— J'ai commencé à en faire au collège. Les clubs faisaient des démonstrations pour attirer de nouveaux membres, et le principe de l'aïkido m'a tout de suite attiré. C'est un sport essentiellement centré sur la défense, on se sert de l'impulsion de l'adversaire pour retourner sa force contre lui. Les techniques sont basées sur des mouvements circulaires, c'est un sport très beau et très respectueux. Lorsque nous organisons des combats pour mettre en pratique ce que nous avons appris, il n'est pas question de rivalité pour déterminer qui est le plus fort...
Je continue de parler, le sourire aux lèvres, sans m'en rendre compte. D'habitude, je me fais rapidement couper parce que je parle trop — ce sport me passionne réellement — mais Toge Inumaki m'écoute avec tant d'attention que je ne songe même pas à m'arrêter pour reprendre ma respiration. Ça me fait du bien de parler sans sentir que je l'ennuie.
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Sashimi Yakisoba pour les intimes
FanfictionMoi, c'est Shiyomi Yoshida. Ce n'est pourtant pas un nom très compliqué, non ? Les sonorités s'enchaînent sans mal, et mon prénom est répandu, il est loin d'être surprenant. Pourtant, Toge Inumaki, mon voisin de classe, semble incapable de le pronon...