Sashimi Yakisoba pour les intimes

14|En route vers la maison de Toge Inumaki

- Je vais te raccompagner chez toi pour te remercier de la dernière fois.

- Œuf de saumon.

Il doit se poser des questions quant à mon changement de comportement drastique. Il y a encore quelques minutes, je le fuyais comme la peste, et voilà que maintenant, je lui propose de faire le chemin avec lui. Pourtant, il s'est contenté d'acquiescer et de me passer devant comme pour m'indiquer la direction à suivre. Toge Inumaki est définitivement le plus compréhensif de nous deux.

Cette fois, plus question de passer sous les cerisiers comme pour rentrer chez moi. De toute façon, les fleurs roses ont disparues, remplacées par les feuilles vertes qui ont commencées à pousser. Nous empruntons un chemin qui mène vers l'extérieur de la ville, sans doute habite-t-il dans un quartier pavillonnaire.

- Je suis désolée d'avoir agi ainsi avec toi cette semaine. Tu ne méritais pas ça. Mais je suis un peu perdue et j'ignorais comment réagir. Ça n'excuse en rien ce que j'ai fait, bien sûr, j'ai été lâche et je ne le nie pas. Tu m'en veux ?

Il me dévisage. J'en ai peut-être trop dit. J'ai bien remarqué, à force d'être en contact avec des gens de mon âge, que ma façon de m'exprimer n'est pas tout à fait comme la leur. Certes, elle est loin de l'absurdité du langage de Toge Inumaki, mais elle n'est pas pour autant conforme à l'élocution des autres élèves. Je suis plus cordiale, plus polie, je n'utilise jamais de mots vulgaires - sauf quand je suis en colère, mais même dans ce cas, j'essaye de ne pas trop en dire.

- Bonite séchée.

Il secoue la tête de gauche à droite, les mains dans les poches, et continue de marcher comme si ma présence à ses côtés lui était naturelle. Décidément, ce garçon est une énigme. Si une personne m'avait fuie pendant une semaine sans que je ne sache pourquoi, j'aurais exigé un minimum d'excuses et d'explications.

Alors que j'ouvre la bouche pour lui confier la raison de ma froideur cette semaine, l'image de mon père qui me gronde apparaît dans un coin de mon esprit.

- Si tu lui avoues tout, il va attendre de toi une réponse à ses sentiments. Il va te demander s'il te plaît aussi ou non. Tu vas lui dire que non, et il va t'abandonner. Il est comme tous les autres, Shiyomi. Si tu ne lui donnes pas ce qui l'intéresse, tu n'auras plus aucune valeur à ses yeux. Et tu te retrouveras seule, comme au collège, comme tu l'as toujours été.

Toge Inumaki sursaute en entendant le bruit sourd qui vient de résonner dans la ruelle. Je me suis claquée les deux joues avec force pour me reprendre. Il m'interroge du regard, il doit me trouver de plus en plus bizarre. Je lui souris et lui dis que ce n'est rien. Nous poursuivons notre chemin.

Toge Inumaki est loin d'être comme les autres, et je crois que c'est justement cette différence qui m'attire chez lui. Il est gentil, attentionné, et se soucie réellement d'autrui. Il est prêt à prendre sur lui, à laisser les autres se déchaîner sur son corps sans jamais se plaindre. Il dessine des tentacules comme personne. Il a conscience que c'est sa façon de s'exprimer qui freine sa bonne entente avec les autres, mais il reste fidèle à lui-même. Même si de mon point de vue, ce n'est pas lui qui est en tort, mais les autres qui ne font pas d'efforts de compréhension.

J'ignore pourquoi il s'exprime ainsi, pourquoi, un jour, il a commencé à n'utiliser à l'oral que le vocabulaire lié à la nourriture. Mais je trouve désormais bien plus de qualités et de beauté dans son langage plus censé qu'il n'y paraît. Pour une affirmation, c'est « saumon », pour une négation, c'est « bonite séchée ». Le reste, c'est à nous de l'interpréter suivant le contexte et son expression corporelle. Sans doute la vie serait-elle plus simple si nous nous exprimions tous ainsi.

Il n'y aurait plus d'hypocrisie, plus de faux semblant, plus de discussions frivoles, plus d'insultes, plus de haine. Rien que de la transparence. Certes, ce serait revenir des milliers d'années en arrière de l'évolution, mais ça ne serait pas si mal.

- J'ai une question, concernant la raison pour laquelle tu attires mon attention en classe. Tu es libre d'y répondre ou non.

Il hoche la tête. Je serre les poings pour me donner du courage, et remplace dans mes pensées l'image furieuse de mon père par la douceur de Toge Inumaki.

- Est-ce que c'est parce que je te plais ?

Il a beau avoir enfoui la moitié de son visage dans son col, de vives rougeurs décorent désormais ses pommettes. Il balbutie, je devine que son coeur bat à la chamade dans sa poitrine. Il soupire et se reprend :

- Sau, saumon.

Il se tripote les doigts et continue d'avancer. Moi, je me suis arrêtée net. Il se retourne vers moi avec le regard inquiet, presque tremblant. Comme s'il redoutait mes paroles, comme s'il redoutait ma réponse à sa déclaration. Même lorsque je l'ai surpris en train de se faire tabasser par les troisièmes années, il n'affichait pas une telle expression de peur. D'ailleurs, il lui reste deux cicatrices des deux côtés du visage, non loin de sa bouche. Les pansements ont disparu, il ne ressemble plus à un voyou.

- Je vois.

Et je reprends ma marche pour le rejoindre.

Je n'ai plus peur qu'il m'abandonne si je ne lui retourne pas ses sentiments. Ma seule peur est simplement celle de lui briser le coeur en cas d'une réponse négative. Je ne veux pas lui faire du mal, je ne veux pas le faire souffrir davantage. Mais j'ai conscience qu'une absence de réponse peut parfois faire plus mal qu'un non catégorique. Alors je vais prendre le temps pour réfléchir, en me fixant une semaine comme date butoir pour lui retourner ou non ses sentiments.