5. Et alors?

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On appellera ça comme on voudra, je m'en fiche. Chez moi, c'est un havre de paix. Les volets sont toujours baissés : je n'aime pas que les voisins voient ce qui se passe chez moi. Je suis la voisine de rêve : toujours discrète, car je ne veux pas qu'on sache que je suis là. Le calme absolu règne : téléphone est muet, il n'y a jamais de visite, jamais d'imprévu, jamais de soirée animée. Je vis seule, et j'aime ça.

C'est cette perfection, ce nouvel Eden que les collégiennes veulent ruiner à coup de fanfic ? Il faudra me passer sur le corps ! Je pouffe de rire : c'est sûr qu'avec leurs textes sulfureux, elles ont du faire passer Damien sur mon corps plusieurs fois. Ah, l'imagination fertile de ces adolescentes en plein délire érotique ! Je peux comprendre ; j'ai eu, moi aussi, mes fantasmes et amourettes imaginaires au même âge. Ça commence petite, avec les princes et les beaux garçons de la maternelle et du primaire, des fils à maman qui se prennent pour le centre du monde. Et puis, au collège on se demande ce que c'est, un garçon. Et soudain, c'est le choc ! Leur visage change, ils se couvrent de poils, leur sueur devient odorante, et... ils se mettent à regarder les filles. Alors on entend des choses, qu'il y aurait des frissons à ressentir, des gestes à attendre et le goût de l'autre à découvrir. Le premier baiser !

Je me ressaisis ; ce n'est pas le moment de se perdre dans des pensées improductives. Mon salut immédiat est dans le jeu vidéo. Une fois ma tête vidée de toutes ces mièvreries, je pourrai affronter le reste de ma vie. Je joue, je perds. Je joue encore, je perds encore. Je repense à lui, et chaque fois que je me rappelle ses mots, j'en ai froid dans le dos. Comment ça, l'effet que ça a sur lui ? Est-ce qu'il parle bien de ce que je pense ? Je me couvre le visage de mes mains. Est-ce que j'ai l'esprit mal tourné ? Je suis un peu énervée ; il avait l'air vulnérable, j'aurais pu mieux réagir. J'aurais peut-être dû au moins l'écouter davantage. J'ai préféré fuir lâchement... Bon, et alors ? S'il fait fausse route, ce n'est tout de même pas ma faute ?!

Le lendemain matin, il est là, à l'école, avec des cernes sous les yeux, et un air un peu absent. Il expédie le briefing du matin, c'est à peine s'il me regarde quand il me parle. Les collégiens, filles et garçons confondus, chuchotent et rigolent en nous montrant du doigt dans le couloir à notre passage. Je suis d'accord avec lui : c'est insupportable. Je sais que je devrais revenir sur la discussion de la veille, mais je n'ai pas le courage d'aborder le sujet. L'atmosphère est pesante avec les collègues, Sacha s'éclipse sans cesse pour être avec M. Parot. Au fait, pourquoi n'y a-t-il pas une fanfic sur ces deux-là ?

Tous les midis, j'aide à la bibliothèque pendant une heure. C'est un moment que j'aime beaucoup, car j'y retrouve un peu le calme de ma caverne personnelle. Le tri, le classement et le rangement des livres est suffisamment routinier pour me permettre de me perdre dans mes pensées ; c'est une pause agréable, loin de l'agitation des cours et de la récréation.

Enfin, pas cette fois-ci. J'en suis à ma troisième pile de livres, quand deux jeunes filles entrent et se dirigent directement vers moi en gloussant.

- Fetnat, pourquoi tu ne te maquilles pas ? me demandent-elles.

J'hallucine. En quoi ça les concerne ? Je n'aime pas me maquiller : ça prend du temps et j'ai l'impression qu'une partie de mon cerveau est ensuite mobilisée pour surveiller que rien ne dégouline et que tout tienne bien durant la journée. C'est fastidieux, même si le résultat est joli, et ça a un goût bizarre. Mais je ne vais pas leur répondre tout ça :

- De quoi je me mêle ?

- Allez, c'est pour une interview, protestent-elles.

Ouais, mon œil. Elles gloussent et pouffent de rire, c'est à la fois marrant et navrant à voir. Elles insistent encore un petit peu, puis finissent par partir. Quelques minutes plus tard, elles reviennent, avec Damien. Il a l'air d'avoir été pris en otage, mais il sourit quand même. Il tient une feuille de papier, qu'il pose sur le comptoir derrière lequel je scanne les livres.

- Fetnat, quel genre d'homme aimes-tu ? lit-il d'une voix inégale.

J'hallucine. Ses yeux vont de la feuille de papier aux jeunes filles et à moi, sans répit. Les filles gloussent de plus belle. Je secoue la tête :

- Avec quoi vous menacent-elles ?

Il élude ma question et poursuit :

- Est-ce que... Est-ce que tu as un petit ami ?

Si la terre s'ouvrait, là, sous nos pieds, il sauterait sans doute immédiatement dans les profondeurs pour y mourir de honte, mais il continue sans flancher.

- Est-ce que tu es déjà sortie avec un asi...

Il fronce les sourcils, regarde les filles brièvement avec l'air de ne pas bien comprendre, puis termine en me regardant dans les yeux :

- ...avec un homme qui me ressemble ?

Je n'en crois ni mes yeux, ni mes oreilles : un homme adulte peut-il vraiment s'estimer fini quand il accepte encore de se faire manipuler par des ados en perdition ?

- C'est quoi, ce plan ? dit une voix moqueuse derrière eux.

Sacha à la rescousse ! Elle vient parfois à la bibliothèque pour me parler. D'habitude, je n'aime pas trop, ça me déconcentre, et je me trompe dans le classement, mais là, c'est une chance pour moi qu'elle arrive pile à ce moment-là. Les jeunes filles s'enfuient en panique. Damien reste. Il ne me quitte pas des yeux. Sacha s'approche et prend un peu de temps pour nous dévisager tous les deux.

- J'interromps quelque chose d'intense, on dirait, dit-elle d'un ton rigolard.

Mais ça ne détend absolument pas l'atmosphère. Damien soupire alors et s'appuie des deux bras sur le comptoir, l'air abattu. Il secoue la tête et me fixe du regard à nouveau.

- Fetnat, dit-il calmement. Si je ne te rebute pas, si je suis un homme convenable, accepterais-tu de sortir avec moi ?

Sacha lâche un juron de surprise et ouvre de grands yeux en se couvrant la bouche. J'ai l'impression qu'on m'a donné un grand coup sur la tête, je ne sais plus où je suis. C'est quoi, ce plan, vraiment ?!

En plus, depuis quand on se tutoie ?!

- Je... J'attendrai ta réponse sous l'escalier, comme l'autre fois, dit Damien avant de nous planter là.

D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant