4. Ah là là, les rumeurs...

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Pourtant, la conseillère d'éducation m'attrape un jour au détour d'un couloir et me dit qu'elle veut me voir : des rumeurs commencent à courir dans l'école sur lui et moi. Elle dit qu'elle est tombée sur un cahier d'élève où des filles ont écrit une fanfiction torride où Damien tient le rôle principal. Jusque-là, je trouve ça drôle. Puis elle ajoute que je suis sa partenaire dans le roman et que ça vire très vite sado-maso. Je tombe des nues : mon surnom dans l'école c'est la Reine des Glaces ! Pourquoi est-ce que je suis éligible comme personnage dans une fanfic ? En fait, la réponse est dans la question, donc c'est perdu d'avance.

- Je ne sais pas ce que vous pouvez faire, dit la conseillère d'éducation en se retenant de rire. Certains passages sont vraiment... osés.

Ah l'imagination galopante des adolescentes en mal d'amour ! Je leur fais confiance pour écrire des choses dérangeantes.

- Voyez avec Damien ce que vous voulez qu'on prenne comme mesure, il ne faut pas que ce genre de texte circule sur vous dans le collège, c'est indécent, dit-elle en reprenant son sérieux.

Déjà, je sais que je ne vais pas le lire, ce texte. Il ne manquerait plus que les images me hantent toute la journée. Ce serait horrible. Sacha devait être au courant de cette histoire, elle est plutôt observatrice, alors que moi, j'ai la tête dans le guidon. Elle aurait pu me prévenir. Le plus délicat, c'est d'aborder le sujet avec Damien. Quand je passe dans le couloir des bureaux des assistants d'éducation, Farid et Raymond sont en train de rire à se tenir les côtes en lisant quelque chose. Dès qu'ils me voient, ils se figent et font semblant de parler de travail. Chouette, comme si j'avais besoin de ça. C'est Sacha la plus directe ; quand j'entre dans notre bureau, elle se lève brusquement, prend une feuille et un stylo et me crie :

- Un autographe, s'te plaît ! La scène d'amour dans la rue est géniale !

Sympa, vraiment. Bien entendu, toutes ces réactions attisent ma curiosité, mais je sais qu'il faut que je résiste, sinon je vais lire des bêtises et m'énerver.

- Dis donc, Sacha, t'es censée m'aider à défendre mon honneur, t'es ma copine, t'es au courant ?

- Non, tu l'as pas lu, c'est pour ça que tu dis ça !

Elle est morte de rire, elle veut me lire des extraits, mais je quitte la pièce. Ça m'énerve qu'on mélange romance et travail. Je ne trouve pas ça professionnel du tout. J'aime travailler dans un lieu où tout mon être peut se dédier à ce que je fais, à mes projets, à la raison. Je n'aime pas être perturbée par la gestion des émotions. Typiquement, je ne suis jamais la première personne que les enfants viennent voir quand ils ont un chagrin. Mon discours reste encore trop rationnel, avec une logique trop froide, certainement. D'où le surnom. Quand j'entends les gars parler de leurs conquêtes et de leurs échecs, ça me fatigue, et Sacha sait bien que les détails de sa romance avec M. Parot ne m'intéressent pas. Je suis toujours la dernière à entendre les potins parce que je les évite soigneusement.

Cela dit, je me demande comment Damien le prend. Les filles ont dû lui en parler, c'est sûr. Il est peut-être tombé sur des textes griffonnés en classe, ou bien il en a entendu parler dans les couloirs. En passant devant le tableau d'information pour les élèves, je remarque que Damien est mentionné comme professeur absent. Tiens, je n'étais pas au courant, et pourtant, je croyais être en copie de toute sa vie professionnelle. J'imagine tout de suite un scénario : après la lecture d'un torchon grivois bourré de fautes, il aura piqué une colère et décidé de rentrer chez lui. Ça me met de bonne humeur : pas de débriefing ce soir, je vais enfin rentrer chez moi à l'heure !

A dix-sept heures, je prends mon sac, je dis au revoir aux collègues et je me mets en chemin. Je n'habite pas loin de l'école, je fais tout à pied. C'est pratique, mais je dois traverser un quartier un peu alambiqué, fait de rues à escaliers, parce que le sol est en pente. Heureusement, je suis encore un peu sportive, mais quand je suis très chargée, à cause du matériel de mes activités en sciences, par exemple, c'est assez contrariant. Il y a aussi un coin que je n'aime particulièrement pas, parce que je vois des mecs louches y traîner parfois. C'est un renfoncement sous un escalier pour piétons, où des fumeurs de choses variées se réunissent pour passer le temps. Normalement, il devrait y avoir des poubelles, mais elles ont brulé tellement de fois que la Mairie ne veut plus en entendre parler. Alors, ça squatte sévère. Je n'aime pas descendre l'escalier en béton et recevoir toutes ces fumées qui montent, ça me fait tousser. Je n'aime pas non plus être une femme seule en terrain découvert quand il y a plusieurs hommes oisifs en embuscade. Je fais toujours attention en passant par-là, et je suis toujours préparée à passer un sale quart d'heure. Ce soir-là, il n'y a qu'un seul homme, avec un sweatshirt à capuche gris. Il lève soudain la tête.

- Psst, Fetnat !

Je reconnais la voix de Damien. Je fais exprès de ne pas montrer ma surprise, il ne manquerait plus qu'il me siffle et que j'accoure. Quand j'arrive en bas de l'escalier, je le regarde, hallucinée. Lui qui est toujours habillé bon chic bon genre, il est en jogging et sweat à capuche, et ses baskets apprécieraient de passer à la machine. Il découvre sa tête quand j'arrive face à lui ; il a l'air nerveux.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Pour être honnête, je ne suis pas curieuse pour ce genre de choses, mais je demande par politesse.

- Comment ça, qu'est-ce qu'il y a ? dit-il, l'air catastrophé. Tu n'es pas au courant ? Des élèves du collège ont écrit des fanfics sur nous deux. C'est détaillé, c'est cru, c'est renseigné, c'est insupportable !

Je ne l'avais jamais vu perdre son sang-froid comme ça, c'est fascinant à observer. Son regard est fuyant.

- Renseigné, comment ?

- Elles ont nos adresses, les heures d'allées et venues au collège, tout ! C'est ultra réaliste.

Je regarde autour de moi, un peu inquiète.

- Sans blague ?

Il hoche la tête.

- Tu vois ce que je veux dire ?

Je réfléchis un peu, puis je hausse les épaules.

- Elles peuvent me suivre autant qu'elles veulent. Je n'ai pas une vie trépidante, elles vont s'ennuyer.

Ses yeux s'écarquillent.

- Ça ne te choque pas plus que ça, qu'elles écrivent de telles choses sur toi ? C'est quasiment du porno !

Pfff, il l'a lu, j'y crois pas ! C'est la dernière chose à faire. Il ne faut pas lire ce torchon, c'est évident.

- C'est à cause de ça que tu as quitté le collège plus tôt aujourd'hui ?

Il hoche la tête rapidement.

- C'est vraiment gênant.

- Bah, ce ne sont que des fantasmes de gamines...

Je me prépare à mettre un terme à cette conversation, et finir mon trajet tranquillement jusque chez moi. Il est clairement trop ému par ce qu'il a lu pour comprendre mon attitude détachée. Je tourne les talons, mais il me retient par le bras. Je ne peux pas m'empêcher de constater que c'est la première fois qu'il fait ça.

- Ce n'est pas ce qu'elles ont écrit qui me dérange le plus, dit-il sur un ton un peu bizarre.

Quelque chose ne va pas, je le sens. Je lui fais face à nouveau, il me tient toujours par le bras.

- C'est l'effet que ça a sur moi.

Son regard est intense, je commence à comprendre ce qu'il essaie de me dire. Et là, c'est la panique. Je repense à toutes les fois où j'ai évité les ragots, les potins, les commérages, les chagrins d'ados, etc. J'avais tout évité avec soin, toujours sur le qui-vive. Et là, Damien me tient par le bras et me dit à mots couverts que des gamines le font tourner en bourrique? Hors de question qu'il m'entraîne dans sa chute. Je m'écarte, je libère mon bras.

- Après tout ce que j'ai lu, dit-il en baissant la tête, je n'arrive pas à me concentrer. J'ai des images...

- Ecoute, ça va passer, c'est juste tout frais.

Il me regarde bizarrement, remet sa capuche et tourne soudain les talons. Je rentre chez moi en vitesse.


D'Est en OuestOù les histoires vivent. Découvrez maintenant